Nous croyions savoir ce qu’était la raison, que nous la vouassions aux gémonies comme responsable de tous les maux du XXe siècle, ou que nous défendissions bec et ongles ses Lumières contre les obscurantismes. Mais voici un livre, L’énigme de la raison d’Hugo Mercier et Dan Sperber, qui promet de mettre d’accord adversaires et défenseurs : la raison n’existe pas, l’évolution nous a dotés du pouvoir de raisonner, mais juste au sens de la chanson : « Moi je dis que les bonbons valent mieux que la raison ». La dame de nos pensées n’existe tout simplement pas.
Hugo Mercier et Dan Sperber, L’énigme de la raison. Trad. de l’anglais par Abel Gerschenfeld. Odile Jacob, 448 p., 29.90 €
Il y a deux manières de résoudre une énigme, comme celle de l’Atlantide. Ou bien l’on montre que l’entité recherchée n’existe pas, ou bien l’on montre qu’il existe bien une chose qu’on a pu désigner par ce nom, mais qu’elle n’est pas ce que l’on croyait. La résolution de l’énigme de la raison par Hugo Mercier et Dan Sperber hésite entre les deux solutions. Ils soutiennent que la raison, telle que l’entendent la tradition philosophique et le sens commun, n’existe pas, mais qu’il existe une capacité humaine, celle d’argumenter dans des contextes sociaux, qui en tient lieu.
On entend habituellement par « raison » au moins trois choses : un certain pouvoir de l’esprit de juger et de raisonner sur la base de la réflexion ; l’entendement ou l’intellect, par opposition aux sens et à l’imagination ; les raisons que nous donnons pour expliquer ou justifier nos croyances et nos actions. Historiquement, les philosophes ont appelé « raison » un pouvoir de saisir la nature des choses, soit indépendamment de l’expérience, soit à partir de celle-ci en se faisant critique de l’autorité et du témoignage. Ils s’interrogent sur ses usages dans le domaine théorique et dans le domaine pratique, sur ses effets sur la science et la technique, et sur sa valeur. Mercier et Sperber n’entendent ni vider ces « anciennes querelles » de la philosophie ni « déboulonner des théories vacillantes », mais proposer ce qu’ils appellent une conception « scientifique » de la raison.
Leur développement est en fait circonscrit dans des limites assez précises. Leur première prémisse consiste à assimiler la raison à une faculté psychologique, celle de raisonner. Leur deuxième prémisse est que cette faculté doit, comme l’ensemble de la cognition humaine, avoir évolué par sélection naturelle. Leur troisième prémisse est ce qu’on appelle en psychologie cognitive la thèse de la « modularité », selon laquelle l’esprit est composé d’un ensemble de modules autonomes tels que la sensation, la mémoire, la faculté de raisonner. Leur quatrième prémisse est le constat, tiré des travaux expérimentaux de la psychologie cognitive contemporaine, que la raison, qui est supposée être un pouvoir supérieur dont seuls les humains disposent, est en fait défectueuse. Ils s’appuient pour cela sur la vaste littérature en psychologie qui montre que nous sommes sujets à des erreurs massives et constantes dans nos jugements et nos décisions les plus ordinaires, et qui tendrait donc à montrer que l’homme est tout sauf un animal rationnel.
Comment peut-il se faire, demandent les deux auteurs, que la raison humaine soit un superpouvoir, mais défectueux ? Comment l’évolution a-t-elle pu nous doter d’une faculté de raison qui est supposée avoir permis à l’humanité non seulement de survivre mais aussi de produire la science, la technique et les sociétés complexes dans lesquelles nous vivons, mais qui dysfonctionnerait systématiquement ? La réponse que donnent Mercier et Sperber à cette « énigme » est simple : le superpouvoir de raison n’existe tout simplement pas, ses principes et ses normes, en particulier ceux de la logique, ne nous guident en rien. Alors par quoi sommes-nous guidés ? Hume disait que la raison est l’esclave des passions. Selon Mercier et Sperber, la raison est l’esclave des biais naturels humains : tous nos raisonnements reposent sur des inférences inconscientes et sont faits dans le contexte d’argumentations sociales où il ne s’agit pas de respecter des canons objectifs de logique mais de vaincre nos adversaires. Quand nous argumentons, nos raisonnements sont systématiquement motivés : nous voulons croire ce qu’il nous plaît de croire et faire triompher notre point de vue. Quand nous donnons des raisons, ce sont toujours des justifications après coup. Nous ne cherchons pas la vérité, mais à réagir aux raisons des autres pour établir les nôtres et acquérir une réputation. Nos arguments n’ont pour but que de communiquer avec les autres et de nous coordonner avec eux. L’argumentation a un rôle social. C‘est au contact des autres seulement, et quand ils sont là pour nous corriger, que nous raisonnons un peu plus objectivement, et que nous nous méfions davantage des erreurs, parce que nous craignons d’être dupés. C’est sur la base de ces coordinations sociales que naît l’argumentation : elle n’a rien de solitaire, et n’est que le produit de nos adaptations sociales.
Écrit dans le style des essais grand public anglophones destinés à populariser la science, où l’on n’éprouve pas le besoin de présenter Spiderman, mais où il faut introduire les auteurs inconnus du lecteur (« le philosophe écossais David Hume », « Kant, l’auteur de la Critique de la raison pure »), et avec force anecdotes comme si la recherche était une sorte de vaste summer camp, le livre de Mercier et Sperber vante son propre radicalisme, tout en en relativisant la portée : nous avons perdu la raison triomphante, celle qui faisait des penseurs et des scientifiques solitaires des héros, mais nous en gardons un substitut social. Sans doute cela rejoint-il la sagesse de notre époque, celle des foules, qui savent mieux.
Mais que vaut leur argument ? Il est certes appuyé sur toute une littérature psychologique, qui montre la fragilité de nos raisonnements spontanés et que ceux-ci s’améliorent quand nous cessons de penser seuls. Mais les résultats sont systématiquement interprétés à la lumière de la psychologie évolutionniste, qui postule que la sélection naturelle peut s’appliquer à l’évolution de la cognition, et qui est loin de faire l’unanimité chez les biologistes et les psychologues cognitifs. La raison, nous disent-ils, « est une adaptation à la niche hypersociale que les humains se sont construite ». Cette hypothèse ne va pas plus de soi quand il s’agit du raisonnement que quand il s’agit de la morale.
Mais la prémisse la plus contestable de Mercier et Sperber est leur réduction de la raison à une faculté seulement psychologique. Le « bon sens » des classiques est certes un pouvoir de l’esprit, mais il est surtout la capacité de donner des raisons et de rendre raison (c’est le sens du « principe de raison » de Leibniz). La raison, dans toute la tradition philosophique, n’est pas seulement une faculté, mais aussi un ensemble de règles et de normes pour la direction de l’esprit. Elle est une éducation critique du jugement et se réalise dans ses œuvres. Mais pour nos auteurs, l’espace des raisons se réduit à celui des motifs et à une compétence mentale et sociale. Cette restriction psychologique est à la base de tout leur argumentaire : postulant que la raison doit être un module, et qu’elle devrait bien fonctionner, ils concluent du fait qu’elle ne fonctionne pas bien qu’elle n’existe pas et que c’est une fiction. Mais au nom de quoi jugeons-nous qu’elle ne fonctionne pas, sinon parce que nos raisonnements défectueux violent les règles de la logique, qui sont celles de la raison ? Nos auteurs rétorquent, dans une veine que n’auraient pas démentie les sophistes athéniens, qu’on ne peut pas se recommander des normes de la pensée rationnelle, car ce sont de pures conventions. Ils pensent, tout comme Schopenhauer, que la logique n’est que l’art d’avoir toujours raison, mais qu’en plus elle nous trompe. Si la raison peut atteindre, dans les sciences, quelque chose comme une connaissance objective, c’est seulement parce que les scientifiques se sont bien coordonnés. Mais quel intérêt aurait-on à enseigner la logique, à blâmer ceux qui ne la suivent pas, s’il n’y avait pas de règles objectives ? L’objectivité du vrai n’est-elle que le produit d’un consensus social ?
Le livre de Mercier et Sperber n’est qu’un de ceux d’une lignée récente, qui assimile la raison à la rationalité, et cette dernière à la cohérence des croyances et des actions. Constatant notre échec à être rationnels, ils en concluent que l’esprit humain est le jouet de causes qu’il ne maîtrise pas. Il ne saurait être question de les soupçonner d’envoyer aux orties la science et la rationalité puisqu’ils en usent pour montrer les limites de notre raison naturelle. Mais jusqu’à quel point Mercier et Sperber sont-ils prêts à garder à la raison ses pouvoirs critiques ? S’ils adoptent une conception fictionaliste de la raison, ils auront bien du mal à la défendre contre les obscurantismes et à se dire rationalistes. Ils auront aussi grand mal à distinguer leur position de celle des antirationalistes qui, des anti-Lumières romantiques aux postmodernes, ont dominé la scène et relégué la raison au rayon des vieilles lunes (« Adieu la raison », disait l’un d’eux). Jadis, on se révoltait au nom de la raison : « La raison tonne en son cratère », chantait l’Internationale d’Eugène Pottier. Comment pourra-t-on se révolter au nom de la raison si elle n’est qu’une idole inutile ?