L’Afghanistan, un rêve brûlé

La vie dans les poches (8)

Le 15 août 2021, occidentaux et ignorants, nous avons été stupéfaits. Pour la seconde fois en moins d’un demi-siècle, les Afghans sombraient sous la noire férule des talibans qui mettaient fin à quarante ans de guerre. Saisis par l’actualité, nous nous sommes plongés dans quatre récits, dont les trois premiers ont nourri la légende de l’Afghanistan dans l’imaginaire européen : Les cavaliers, de Joseph Kessel, et deux chroniques de voyage de femmes suisses, Ella Maillart et Annemarie Schwarzenbach. Le récit de Svetlana Alexievitch est aux antipodes. Il brise le mythe, inverse la perspective et creuse les plaies de la guerre.


Joseph Kessel, Les cavaliers. Gallimard, coll. « Folio », 590 p., 10,90 €

Ella Maillart, La voie cruelle. Petite Bibliothèque Payot, 310 p., 9,20 €

Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? Avec Ella Maillart en Afghanistan (1939-1940). Trad. de l’allemand par Nicole Le Bris et Dominique Laure Miermont. Petite Bibliothèque Payot, 183 p., 8 €

Svetlana Alexievitch, Les cercueils de zinc. Trad. du russe par Wladimir Berelowitch et Bernadette du Crest. Actes Sud, coll. « Babel », 400 p., 9 €


Le roman de Joseph Kessel a été publié en 1967. À cette date, l’écrivain est célébré pour son œuvre littéraire qui croise son talent de reporter, il s’est distingué dans la Résistance et a été sacré par l’Académie française. Il mourra douze ans après avoir offert ces Cavaliers, ode à un Afghanistan qu’il a parcouru, adoré et idéalisé. Sous sa plume, le pays de l’Hindou Kouch devient en effet la patrie de la Résistance, son absolu.

Même l’intrigue, le fil qui porte ces six cents pages romanesques, est une histoire de courage. Ouroz est cavalier et le fils d’un cavalier légendaire, Toursène, tous deux rompus au bouzkachi, un jeu traditionnel au cours duquel des hommes à cheval doivent se saisir de la carcasse d’un bouc pour la placer dans le Cercle de la Justice.

La vie dans les poches (8) : l'Afghanistan, un rêve brûlé

Image de l’armée britannique prise pendant la Seconde guerre anglo-afghane (1878-1880) © D.R.

Arrive le jour du tournoi, Ouroz tombe et manque d’être écrasé par ses concurrents. Il est emmené par une ambulance européenne et se réveille à l’hôpital, près de Kaboul. Aidé de deux complices, il fuit la capitale, la honte, la dépendance à la médecine européenne, l’humiliation d’être soigné par une femme. L’odyssée terrestre du héros le mène jusque chez lui, dans la Maïmana, alors qu’il est en proie à une souffrance physique aigüe, à cheval sur son fidèle Jehol, accompagné par Mokkhi et Zéré, « petite nomade ».

Pas un élément de l’épopée ne manque ; au contraire, Kessel embrasse le genre avec avidité. Quand se passe son roman ? Dans les années 1950, de rares références permettent de l’affirmer, mais le livre est très peu daté, presque entièrement soustrait au XXe siècle et à la modernité – hormis l’hôpital, aussitôt oublié, et là, soudain, un phonographe à pavillon « qui continuait de tourner le même disque rayé ».

Kessel est fasciné. Ses personnages vivent dans la tradition pure et l’éternité du mythe. Le temps est nié, remplacé par un espace grandiose, sublime. Des descriptions comme il ne s’en écrit plus en 2021 jalonnent le roman, à la fois précises et amples, romantiques, tout entières offertes à une nature qui suscite l’effroi. Les phrases de Kessel regorgent d’adjectifs. Couleurs, douleur, honneur : tout est porté au paroxysme, mais le débordement est neutralisé par le rythme. L’écriture de Kessel a d’évidentes qualités scénaristiques. La succession des jours, des matins, des crépuscules, est sensible ; pauses et accélérations portent la lecture.

Vous riez ? Vous souriez parce que vous condamnez l’exotisme, l’orientalisme, plus exactement l’« asie-centralisme » du roman ? Vous pensez « clichés », « poncifs » ? Vous avez raison, mais n’allez pas trop vite. Lire Les cavaliers en 2021 est une expérience plus inattendue qu’on pourrait le croire. N’oubliez pas que le livre a été publié en 1967, avant le joli mois de mai, et qu’il a subjugué de nombreux lanceurs de pavés épris d’absolu et aveuglés par tant de beauté et d’altérité. Certains aspects du livre touchent encore, ainsi quand les héros découvrent les statues de Bamyan dont nous avons pleuré la destruction il y a vingt ans, en mars 2001 : « L’entaille n’était pas hasard naturel, mais œuvre d’homme. Elle avait la forme d’un cube que dominait une sorte de coupole. Au fond, adossé à l’ombre, veillait un être colossal. Sa stature dépassait la hauteur de trois tours de guet, l’une sur l’autre posées. Son corps emplissait tout l’abri. La tête occupait toute la coupole. L’ovale en était rond et doux et sans visage. Il avait disparu, comme tranché. Le front, dans le clair-obscur de la niche, semblait, cependant, vivre et penser. »

Aujourd’hui, pour résumer ce qui choque dans ces Cavaliers, citons une scène. Elle se trouve page 518 : guéri, Ouroz est épris de « faim sexuelle » et rêve de retrouver « l’essence de la grande aventure ». Il viole Zéré. La séquence est aussi cruelle qu’elle est pompier. Elle va plus loin que la domination masculine et met en scène un mal où l’assouvissement et l’asservissement sont liés. Qui, aujourd’hui, oserait évoquer une jeune nomade au « port de reine », « enivrée de servitude » ? Le fantasme de l’homme blanc est à son comble. Le roman tient, mais c’est indéniable : il possède une peau morte qui l’affaiblit considérablement.

Les femmes, nous le savons, ne sont pas seulement le sexe faible dans cet insolent Afghanistan. Elles sont le sexe humilié, caché et enfermé, et il revient à l’une de leurs consœurs blanches, Ella Maillart, de le dire, mais comme un constat, sans jugement ni indignation, dès 1939. À cette date, Ella Maillart repart en Afghanistan. La Seconde Guerre mondiale est sur le point d’éclater, elle embarque avec elle Christina, prête-nom d’Anne-Marie Schwarzenbach, qu’elle espère libérer de la morphine et de la neurasthénie.

Ce qu’elle s’écrie de sa vieille Ford V8, pour dire son ravissement au moment où elle franchit la frontière Iran-Afghanistan ? « Vous êtes dans le pays sans femmes […] Vous êtes dans un pays qui n’a jamais été subjugué. » L’absence des femmes et l’indocilité du pays sont associées, comme deux traits d’exception qui, là encore, fascinent la voyageuse occidentale.

À chaque étape, elle le note : « À Karokh, nous n’aperçûmes pas une femme en vue. » Puis à Chibargane : « Comme d’habitude, pas une femme en vue. »  Au bord de la route, elle remarque des « silhouettes en linceul guidant leurs pas grâce au petit “guichet” ou treillis bridé devant leurs yeux ». Aux yeux d’Ella Maillart, la disparition de la moitié de la population du pays fait partie intégrante du paysage, des usages, de cette différence qu’elle recherche en allant si loin. À nos yeux, que dire ? Une moitié de nous s’insurge, une autre moitié doute et ne sait plus que faire d’un Universel qui s’effrite au fil des pages.

La vie dans les poches (8) : l'Afghanistan, un rêve brûlé

Groupe de femmes afghanes (1927) © D.R.

Ella Maillart ambitionne d’être ethnographe. Elle rédige cette Voie cruelle entre 1943 et 1945, vingt ans avant le roman de Kessel, mais son récit est plus proche de nous. Car elle est moins lyrique et, surtout, bien plus attentive à la technique exportée par un Occident dont elle fustige la condescendance. Elle se révolte contre le matérialisme qui arrache les Afghans à leur milieu, contre les machines, contre le Progrès, « ce dieu émacié qui profite des guerres ». Elle va jusqu’à douter des vertus de la scolarisation, cédant à une idéalisation du sourire du paysan afghan qui a le mérite de faire valoir les impasses auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui.

Son récit recèle plus de contradictions et de nœuds que celui de son amie Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des promesses ? Ce livre est en fait une compilation d’articles que cette fragile archéologue a envoyés à différents journaux de langue allemande en 1939 et 1940. Il est plus descriptif, plus simple, inégal, mais il offre un complément bienvenu au premier, même s’il n’est pas non plus exempt d’images toutes faites.

Il en fallait plus pour renverser la mystique kesselienne : plus de force, plus de pénétration, qualités qui irradient dans Les cercueils de zinc de Svetlana Alexievitch. Comme Kessel, l’écrivaine biélorusse est reporter, et, comme lui, c’est une grande résistante. Loin de lui, elle ne romance rien et ne magnifie rien. Son livre n’est pas seulement une répudiation radicale de la guerre et de son esthétisation. Il n’est même pas certain que le pacifisme en soit la vertu première.

C’est un immense monument aux survivants, un chant, une contre-épopée qui donne la parole à une multitude de témoins, les Afgansty, revenus défaits et mutilés à vie de la guerre soviétique en Afghanistan (1979-1989). « L’Afghanistan, ce n’est pas un récit d’aventures ou un roman policier », confesse un tirailleur motorisé rentré à Moscou en 1981.

Svetlana Alexievitch a inventé un genre, un art d’agréger les mots des autres et d’y confondre les siens, de pulvériser l’héroïsme d’un seul en un chœur de héros anonymes qui ne sont ni vaincus ni vainqueurs. « La littérature étouffe dans ses frontières », écrit-elle. La sienne, faite de la pâte de ceux dont elle recueille les voix, a la grandeur de celle d’un Chalamov ou d’un Soljenitsyne. Faut-il s’étonner qu’elle ait été condamnée pour ces Cercueils de zinc, dans lesquels elle cassait le dogme des allées de l’amitié, du socialisme radieux et de la guerre libératrice ? La dernière édition de poche de la version française, parue en mars 2021, comprend les voix des acteurs du procès intenté à Svetlana Alexievitch en 1992, à cause de ce livre jugé blasphématoire.

Pour nous, libres Occidentaux, cette œuvre est d’autant plus saisissante et troublante qu’elle soulève la question de ce qui a suivi le revers soviétique en Afghanistan : la reprise de la guerre, l’émergence des talibans, l’échec des Américains et le nôtre, la fragilisation de notre foi en une démocratie qui s’exporterait en un claquement de doigts. Que faire, quand le pays se recroqueville et se replie sous l’étendard d’un ordre moral glaçant, comme une claque à tout ce que notre littérature a mystifié sur cette terre brûlée ?

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