De George à Emmett

Louis-Philippe Dalembert, écrivain haïtien, poète et, en parallèle depuis une vingtaine d’années, romancier, a écrit dans une veine réaliste poétique ou néo-baroque qui s’est ensuite infléchie vers le social, le politique et le moral. Son dernier roman, Milwaukee Blues, inspiré de l’histoire de George Floyd, tué par la police en 2020 à Minneapolis, est de ce type.


Louis-Philippe Dalembert, Milwaukee Blues. Sabine Wespieser, 288 p., 21 €


Milwaukee Blues souhaite en effet reconstruire l’histoire de l’homme assassiné, évoquer plus généralement par ce biais le sort des Noirs dans la société américaine et espérer, dans un final impétueux lors de l’enterrement de la victime, un avenir où les petits-enfants des protagonistes seraient « d’abord des êtres humains, avant que d’être états-uniens, juifs, haïtiens, noirs, blancs ».

Prenant des distances par rapport à la vérité historique, géographique et biographique des événements de Minneapolis, le roman en demeure cependant proche. L’équilibre que Louis-Philippe Dalembert trouve entre éloignement et fidélité vis-à-vis de la réalité lui permet d’éviter « le récit témoignage et le pathos » qu’il dit, dans des entretiens, ne pas aimer. Dégagé de ceux-ci, il va ainsi dérouler l’histoire non pas de Floyd mais d’un certain Emmett, habitant des quartiers pauvres de Milwaukee, dont l’existence possède de nombreux points communs avec celle de son « modèle » : élevé par une mère seule, il a un moment cru, grâce à une bourse de sport, échapper à la misère, puis il a dû renoncer à ce rêve, et rentrer « fracassé » au quartier où il s’est retrouvé à vivre de petits boulots, et ensuite à s’occuper de ses trois enfants abandonnés par leurs mères.

Milwaukee Blues, de Louis-Philippe Dalembert : de George à Emmett

Louis-Philippe Dalembert © Marco Castro

Emmett, mort dès le début du livre, ne « parle » pas dans Milwaukee Blues, ce sont des personnes qui l’ont bien connu ou très brièvement rencontré qui le « racontent » : un caissier pakistanais qui a appelé la police et causé son arrestation, son institutrice d’école primaire, deux amis d’enfance et d’adolescence, une ancienne fiancée, une ex-épouse…

Le récit quitte ensuite le mode polyphonique pour créer des personnages qui, dans une narration classique, prennent en charge la seconde partie du livre. Deux femmes, en particulier, vont se trouver au centre de l’action : Ma Robinson, une ancienne surveillante de prison devenue pasteure, qui fut amie de la mère d’Emmett, et Marie-Hélène, une jeune étudiante haïtienne. Fortes personnalités, elles sont les organisatrices des manifestations qui suivent le drame et permettent au livre de donner toute son ampleur sociale et politique, et, avec Ma Robinson, sa touche comique. À un moment du livre, la vision du policier blanc responsable de la mort d’Emmett apporte efficacement la note haineuse, discordante et nécessaire à ce récit vibrant d’admiration pour la lutte des Noirs et des opprimés.

Milwaukee Blues est donc un roman d’une grande vitalité, ce d’autant plus qu’il est nourri de littérature, de musique, d’histoire. Les renvois à des événements du passé noir, à ses grands leaders, des allusions au blues, des citations d’écrivains ou de penseurs cubains, haïtiens, américains, confèrent de l’épaisseur à « l’affaire Emmett », en la situant à l’intérieur de ce grand et ancien mouvement de revendications, fait d’avancées et d’échecs, qui parcourt les siècles derniers. Cette épopée, juste esquissée, ne l’est pas aux dépens de l’histoire individuelle, banale et cruelle d’Emmett, ni, malgré le tragique des faits, aux dépens d’une vive cocasserie.

Toutefois, des problèmes, qui ne sont pas tous parfaitement résolus, se posent parfois à l’auteur. Comment présenter une réalité américaine à un public francophone qui n’en serait pas familier ? Comment recréer une atmosphère locale américaine en langue française ? Comment, dans la partie « chorale », obtenir des voix narratives « états-uniennes », différentes et plausibles (en français) ? Dans ses efforts pour résoudre ces questions, Dalembert se montre parfois plus explicatif qu’il n’est bon pour la fluidité romanesque. Élaborant ses monologues, il peine parfois à différencier les propos du dealer noir des ghettos de ceux, par exemple, de la Blanche de la classe moyenne. Quant à l’émaillage des pages de tournures en anglais (« bro », « sister », « Oh no, Lord ! », etc.), il dérange un peu et n’apporte pas l’effet « U. S. » supplémentaire escompté.

Il n’empêche, Milwaukee Blues vaut par ses vertus de conviction et d’énergie. Il rend neuf et émouvant un sujet que sa récente et intense exploitation médiatique semblait avoir pour un temps interdit à la « vraie » littérature.

Tous les articles du n° 137 d’En attendant Nadeau