L’écrivaine argentine Mariana Enríquez affirmait récemment préférer la poésie au récit, et la musique à la littérature. Cependant, elle n’écrit pas de poèmes, elle ne compose pas de musique ; mais elle est bel et bien poète et musicienne. Notre part de nuit, son premier roman traduit en français, est tout autant un roman saisissant qu’un poème virtuose et un concert sauvage, une chimère dont le hurlement retentit dans le noir. Et c’est, avant tout, non pas une histoire vraie, mais une vraie histoire, comme seuls les mythes le sont : l’exploration aveugle d’un territoire inconnu, de cette obscurité qui nous fascine autant qu’elle nous dégoûte, de cette ombre que, tout en sachant qu’elle va nous mutiler, nous dévorer, nous ne pouvons nous empêcher d’effleurer.
Mariana Enríquez, Notre part de nuit. Trad. de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet. Éditions du Sous-Sol, 768 p., 25 €
Ce sont les années de la dictature militaire en Argentine. Les années des disparitions, des fosses communes, des morts qui, d’une façon ou d’une autre, reviennent toujours. Un père et un fils, Juan et Gaspar, roulent sur une route déserte en direction de Corrientes, dans ce qui est aujourd’hui le Grand Nord argentin. Pour l’enfant, c’est un voyage, peut-être une aventure ; pour son père, une fuite, un départ en cavale, et surtout une quête. Il est malade, et le temps lui manque.
Dans l’urgence qui le meut, Juan est violent et tendre, dangereux et fragile, il est prodigieusement menaçant, et extraordinairement vulnérable. Il incarne le double archétype du père : le roi sage et bon, et le tyran oppresseur. Gaspar, lui, est l’enfant divin, c’est-à-dire profondément humain. Il est contemplatif, sage, sensible, doux, rêveur. Mais il est déjà mélancolique, et ce qu’il voit inquiète son père. Le temps presse et l’ombre de l’héritage plane sur l’enfant qui, comme son père, est désemparé sans Rosario, l’épouse absente, la mère morte, celle qui leur a été enlevée et qui est retenue dans un ailleurs inaccessible.
Gaspar ignore encore le monde qui est le sien, ce monde que Juan ne connaît que trop bien. Un univers de divinités anciennes et dévoratrices, de sombres mystères et d’ « Initiés » fanatiques, gouverné par quelque chose de secret, quelque chose qui échappe à la compréhension humaine. Mariana Enríquez puise son esthétique unique à la source intarissable des traditions occultistes et de la mythologie guaranie. Elle combine l’anthropologie et l’ésotérisme, l’histoire et le fantastique, les traditions et légendes correntinas avec l’effervescence porteña des dernières décennies du XXe siècle, le tout pour créer un monde singulier et secret, l’ombre de notre monde, qui nous est toujours étrangement familière. Un monde, peut-être, plus vrai que le monde.
Certes, Notre part de nuit est une histoire de sociétés secrètes, de mystères, de lieux magiques et de dons surnaturels. C’est aussi une histoire sur le pouvoir, la corruption, la tyrannie et la cruauté. Mais c’est, avant tout, l’histoire d’une famille, l’histoire d’un père et d’un fils, d’une filiation et d’un héritage. Mariana Enríquez explore dans ce roman d’une façon inoubliable l’impossibilité d’être père, tâche dont la difficulté n’est peut-être dépassée que par son reflet direct, la difficulté d’être fils. Au fil des pages, nous voyons Gaspar grandir, nous l’accompagnons dans son développement, dans sa formation. Et nous voyons surtout ce qu’il hérite de son père, parfois volontairement, souvent malgré lui. Le problème de l’héritage est la question centrale de ce roman, la façon peut-être fatidique qu’ont les enfants d’hériter l’ombre de leurs parents, tout comme leurs parents l’avaient héritée des leurs, dans le cauchemar circulaire d’une malédiction familiale, intergénérationnelle. La vraie figure centrale de l’œuvre d’Enríquez, ce n’est ni Juan, ni Gaspar, mais ce qui existe entre les deux. Ce quelque chose qui se transmet. La nuit qui s’hérite.
Mariana Enríquez parcourt des tonalités extrêmement diverses d’une manière très naturelle. Son esthétique, souvent sombre, violente, parfois gore, laisse aussi place à l’humour, à la légèreté, et à un prodigieux lyrisme. Le travail très maîtrisé sur le rythme permet toujours au texte, ainsi qu’au lecteur, de respirer. La narration polyphonique et hachée, qui n’est pas sans rappeler le Roberto Bolaño des Détectives sauvages, déjoue toute linéarité chronologique, ce qui alimente le mystère, noyau esthétique de l’autrice, et laisse au lecteur le soin de reconstruire par lui-même le déroulement des événements, le rendant ainsi partie prenante du récit.
Notre part de nuit est, paradoxalement, en même temps un roman qui se dévore et un texte qui, comme le voulait Yves Bonnefoy, amène constamment le lecteur à « lever les yeux de son livre ». C’était justement Bolaño qui affirmait que les plus beaux poèmes du XXe siècle se trouvaient dans des œuvres de prose. En ce début de XXIe siècle, c’est aussi ce qui est remarquable chez Mariana Enríquez. Les envolées lyriques qui accompagnent des moments cruciaux témoignent de son habileté à marier le romanesque et le poétique. Et, derrière sa thématique au premier regard sombre et violente, Notre part de nuit nous offre une saisissante écriture de la vulnérabilité et, surtout, de la tendresse.
Les lecteurs hispanophones ont d’abord connu Mariana Enríquez comme une écrivaine de formes brèves. D’ailleurs, ceux qui ont eu l’occasion de lire les nouvelles du recueil Las cosas que perdimos en el fuego (Anagrama, 2016) retrouveront certains personnages familiers dans Notre part de nuit. Enríquez avait largement démontré sa maîtrise du conte, de la narration au souffle court et au dénouement rapide. Le projet océanique de Notre part de nuit démontre qu’elle maîtrise aussi le récit long, avec une écriture dont le rythme, dans les plus de huit cents pages qui nous racontent l’histoire de la famille Peterson, ne s’essouffle jamais. Inévitablement, certaines choses vont se perdre dans la traduction, comme la richesse du parler populaire des jeunes porteños, et son contraste avec la langue très neutre de la narration. Toutefois, le travail d’Anne Plantagenet transfère au français de façon remarquable ce lyrisme rock des sombres profondeurs qui est devenu la trace, si reconnaissable, de l’autrice argentine. Avec Notre part de nuit, Mariana Enríquez s’affirme comme une figure incontournable, non seulement de la nouvelle littérature argentine, mais de toute la littérature contemporaine.