Pour l’amour de la géographie

Pour qui partage l’idée pascalienne sur le malheur des hommes et la tranquillité d’une chambre, la vie d’Henri Coudreau que relate Oyapock, récit de Patrick Straumann, est à la fois un mystère et une révélation. Qu’est-ce qui pousse un natif du Poitou-Charentes à partir jusqu’en Guyane, à y souffrir mille maux ou morts, à courir tous les risques ? La réponse est toujours la même, depuis que des hommes partent explorer : le désir de reculer les limites du monde connu. Mais, en lisant ce foisonnant récit, on trouvera d’autres réponses.


Patrick Straumann, Oyapock. Chandeigne, 184 p., 21 €


Comme Pierre Loti, René Caillé, et avant eux Samuel de Champlain, Coudreau est né à Sonnac, non loin de Rochefort. Il rêvait d’Afrique, il est parti en Amérique. Pour ce faire, il a d’abord été professeur d’histoire et géographie et, comme les postes que le ministère lui proposait l’ennuyaient, il a choisi de partir cartographier les côtes de la Guyane. Oyapock est le nom d’un fleuve qui constitue une frontière (si ce concept a un sens dans de telles zones entre le Brésil et cette terre française). Notre héros est né en 1859 et mort en 1899. Ses séjours se déroulent en deux temps et coïncident avec les rêves et les ambitions de la Troisième République. Il a le soutien de Jules Ferry, et, même quand Coudreau excèdera les limites de sa mission, le ministre le soutiendra.

Oyapock, de Patrick Straumann : pour l’amour de la géographie

Carte manuscrite d’Henri Coudreau pour Élisée Reclus (1893)

L’épigraphe de Conrad et l’époque évoquée font de Coudreau un personnage à la Deville. D’autant, bien sûr, qu’il prend le bateau à Saint-Nazaire. Il aurait pu faire une apparition dans Amazonia, en duo, par exemple, avec Jules Crevaux, autre explorateur, mort transpercé de flèches dans le Chaco bolivien alors qu’il s’apprêtait à établir une liaison entre le Río Paraguay et l’Amazone. Qui a vu The Lost City of Z, histoire de Fawcett, sait à quel point les peuples d’Amazonie peuvent protéger leur territoire. La mort de Coudreau sera moins brutale. C’est presque un apaisement, sur les eaux du lac Tapagem. C’est le temps où il rêvait de se retirer dans « quelque endroit solitaire ».

Créer une utopie dans la forêt ou protéger son territoire, des rêveurs européens ou les Indiens ne sont pas les seuls à le faire. Le récit de Straumann fourmille d’histoires diverses, de récits historiques liés à ces territoires d’une immense richesse, à tous égards. Ce fourmillement serait même l’une des limites du livre : malgré les courts chapitres avec titres, on se sent parfois égaré. Les noms de lieux, de personnages, les époques évoquées, sont si nombreux qu’on en est ébloui, et abasourdi, comme si on traversait la forêt profuse. Mais passons cela, laissons-nous prendre à ce récit de passionné.

Passionné parce que marchant sur les traces de Coudreau, Patrick Straumann raconte une terre, la Guyane, dont nous connaissons surtout le bagne de Cayenne, les histoires de chercheurs d’or et l’immense pauvreté. Comme il l’avait fait dans Lisbonne ville ouverte, l’auteur suit les traces laissées par les uns et les autres et montre ce qu’il en est aujourd’hui des lieux.

Oyapock, de Patrick Straumann : pour l’amour de la géographie

« Place des Palmistes à Cayenne » par Georges Brousseau (1897) © Gallica/BnF

Coudreau et celui qui raconte son existence, en un récit tout à fait subjectif qui ne prétend pas être une biographie, ont voyagé dans un Brésil dont la dimension romanesque donne à rêver. On ne s’étonne pas que Jules Verne lui ait consacré Le superbe Orénoque, autour de la figure de Crevaux. Les écrivains, en général, ne peuvent rester indifférents à ce qui se passe dans cette partie du continent américain. Ainsi, au XXe siècle, l’exploitation des plus faibles et la misère qui contraste avec les fortunes soudaines suscitent les écrits d’Euclides da Cunha, un émule brésilien de Zola. Et devant le monstrueux projet de Transamazonienne, Carlos Drummond de Andrade tire en 1944 une conclusion en grande partie définitive : « Le Brésil est un pays de chemins fermés, un pays irrémédiable ». C’est plutôt la situation climatique que tous ceux qui détruisent la forêt, depuis quelques décennies et plus encore de nos jours, rendraient irrémédiable.

Parmi tous les récits qui foisonnent, l’histoire de l’hévéa et de son exploitation pour fabriquer le latex est en soi une épopée. Manaus, ville bâtie au milieu de la forêt, en est le vivant symbole, avec ses marbres, ses palais, son opéra, et, incroyable, le linge qu’on donne à laver à Lisbonne ! Mais qui connaît Fordlandia ? Dans les années trente du siècle dernier, l’entrepreneur états-unien installe en Amazonie une usine, pour fabriquer ses pneus à moindre coût. Tout est désormais en ruine ; le patron de l’automobile a compris que ce n’était pas rentable.

Si le servage a disparu dans le pays, on a pu, avant Ford, surnommer cette région le « Congo britannique ». Dans son équivalent africain, le roi Léopold de Belgique avait ses méthodes pour mater la piétaille. Mais aussi, qui a jamais entendu parler de ces soldats confédérés, vaincus par les Nordistes et partis cultiver la canne à sucre vers 1860, quand on pouvait encore exploiter les esclaves ? Bref, le récit de Straumann, regorge d’histoires presque incroyables et chaque page est un étonnement.

Oyapock, de Patrick Straumann : pour l’amour de la géographie

« Vue de la nouvelle Cayenne » (1762) © Collection privée

Oyapock contient également des portraits qui transforment des êtres en légendes. Coudreau est ami avec Élisée Reclus, anarchiste et géographe, graphomane qui rédige une véritable encyclopédie couvrant la terre entière. Coudreau est son aide en ces terres lointaines. Pas sûr qu’Octavie, l’épouse, soit convaincue par cet ex-communard sauvé de la prison par Darwin, Nadar et quelques savants de renommée mondiale, elle qui serait plutôt conservatrice et croyante quand Reclus a rompu avec son milieu calviniste d’origine. Son époux la convainc.

Coudreau, Reclus et quelques autres, dont Spruce, sont des héros épiques. Ce dernier savant, biologiste au destin effrayant, aurait pu croiser Coudreau à Oriximina. Il parvient à collectionner des milliers de pousses et de plantes. Il se rend jusque dans les Andes mais une paralysie progressive l’empêchera de s’asseoir à une table et d’utiliser un microscope. Le reste, on l’apprend dans le livre et on en reste ébahi.

Héroïque, Coudreau ? Oui, sans aucun doute, malgré les moments de lassitude. En 1889, il a à peine trente ans et se sent très vieux. Il pourrait tout arrêter, ou presque : « La question de la colonisation lui devient indifférente, même la géographie lui apparaît désormais comme une chimère ». Ce qui importe, c’est de mener une vie errante, ce qui compte, c’est d’observer ; raconter, à la rigueur. Cette existence est peut-être une illusion, faite de la ruine de toutes les autres, « mais ce dilettantisme paraît moins ennuyeux que celui des pessimistes, des nirvanistes ou même que celui des renaniens ». À voir, entendre ou lire nos pessimistes et Cassandre contemporains, on a envie de lui donner raison.

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