Définir le racisme

La nouvelle édition, trois ans après la première, du livre de Reni Eddo-Lodge Le racisme est un problème de Blancs est l’occasion de revenir sur un certain nombre de mots qui divisent, souvent faute de faire l’effort de saisir la réalité de ce qu’ils disent. La lecture de cet ouvrage important de l’intellectuelle britannique est également l’occasion de comprendre le poids des définitions. Car tout étudiant débutant, quel que soit son champ d’étude, sait bien qu’il convient, ne serait-ce que provisoirement, de définir ce dont nous parlons.


Reni Eddo-Lodge, Le racisme est un problème de Blancs. Trad. de l’anglais par Renaud Mazoyer. Autrement, 295 p., 18 €


Ainsi de l’affrontement, passablement lassant, sur l’existence d’un racisme anti-Blancs dans nos démocraties occidentales contemporaines : Reni Eddo-Lodge parle sans ambiguïté des « ravages imaginaires du racisme anti-Blancs » et son livre est une implacable démonstration de la thèse selon laquelle le racisme est avant tout une question d’exercice du pouvoir. Un contradicteur éventuel pourrait faire valoir que les Blancs, en tant que tels, sont parfois l’objet d’injures ou de coups. Aucun esprit raisonnable ne le nierait en effet. Les choses s’éclairent dès l’instant où l’on distingue trois registres : l’idéologie, les comportements ou attitudes et le système.

Le racisme est un problème de Blancs, de Reni Eddo-Lodge

Reni Eddo-Lodge © Amaal Said

Or, si évidente que paraisse cette précision, elle est régulièrement négligée. Dans un article remarquable, Philippe Huneman a montré que la polémique autour du racisme, comme celle autour de la cancel culture, relève d’un « désaccord majeur entre une acception large d’un concept « a » (notée ici A) et une acception étroite du même concept (notée ici a) ». En d’autres termes, les locuteurs parlent de deux choses différentes. Pour les uns, le racisme est une opinion, éventuellement traduite en actes hostiles. Pour les autres, il désigne un système qui, quelles que soient les opinions des agents (je souligne), « produit de manière régulièrement biaisée un certain type de distribution des biens, des accès aux compétences, des charges et des sanctions – en général, pour dire vite, des destins sociaux ».

On comprend dès lors qu’employer a plutôt que A conduit à des jugements contraires. Dans le cas du racisme anti-Blancs, au sens a (le racisme comme opinion), ce racisme existe évidemment. Mais au sens A (le racisme comme système), il ne peut pas exister dans nos démocraties libérales contemporaines à majorité blanche. Reni Eddo-Lodge souligne opportunément que la focalisation sur le « racisme inversé imaginaire » occulte la reconnaissance du préjudice de classe. La volonté de certains (intellectuels comme hommes politiques) d’opposer race et classe est, à de nombreux égards, une sorte de ruse de l’histoire.

Il est, de surcroît, important d’insister sur l’idée que, même si les agents sont dépourvus de préjugés racistes, la discrimination fonctionne. En quelque sorte, on peut avoir du racisme sans racistes, comme l’a démontré Eduardo Bonilla-Silva dans son livre Racism without Racists (éditions Rowman & Littlefield) ou Sally Haslanger un an plus tard [1]. Pour Haslanger, les institutions peuvent être racialement oppressives sans qu’aucun individu ou groupe puisse être tenu pour responsable du tort subi par les individus.

Privilégier A permet de maintenir une distinction entre, d’une part, l’expression des émotions, de la colère, du ressentiment, et, d’autre part, les discriminations, par exemple à l’embauche ou au logement, lesquelles sont le reflet de pratiques structurelles concrètes. Dès lors, les Blancs, ne subissant pas un racisme institutionnalisé et une discrimination sociale à dimension historique, ne sont pas victimes d’un racisme systémique. Cette conceptualisation, plus englobante que les deux précédentes, permet de prendre en compte la majeure partie des obstacles à la justice raciale. Elle inclut, écrit Sally Haslanger, « non seulement les attitudes et les actions des individus, mais aussi l’éventail complet des pratiques, des institutions, des politiques qui sont racialement oppressantes ». Le racisme est un principe d’organisation, lequel ne peut être compris sans que l’on s’intéresse au groupe qui incarne et définit la norme. Les Blancs doivent donc être appréhendés comme un produit de l’idéologie raciste : « Ils sont blancs en tant qu’ils entretiennent un rapport de pouvoir particulier avec les groupes racisés et partagent une même expérience, celle de la blanchité [2]. »

Le racisme est un problème de Blancs, de Reni Eddo-Lodge

Sally Haslanger © Timothy Brown

Si, donc, on considère que le racisme est avant tout un rapport social, un système de domination qui s’exerce sur des groupes racisés par le groupe racisant, il doit être appréhendé du point de vue de ses effets sur l’ensemble de la société, et non seulement à travers ses expressions les plus violentes. Et c’est bien à quoi s’emploie l’autrice en s’appuyant sur de très nombreux exemples, que parfois elle a elle-même vécus. Le chapitre très riche consacré au féminisme est une démonstration pratique des vertus de l’approche intersectionnelle (même si, de l’aveu même de Kimberlé Crenshaw, qui l’a théorisée, son usage peut servir à alimenter une politique de l’identité à laquelle Crenshaw était parfaitement étrangère). Les débats britanniques ne sont guère différents des nôtres, et Reni Eddo-Lodge montre toutes les limites d’un féminisme blanc indifférent à la couleur et, dès lors, fragilisé dans son credo universaliste. L’autrice stigmatise vivement ce qu’elle nomme « politique de la blanchité », « fondamentalement excluante, discriminante et structurellement raciste ».

Il faut interpréter cette notion de blanchité comme désignant une propriété. Il faut, comme l’écrit Magali Bessone, « la désinstitutionnaliser activement, soit la dénaturaliser, lui ôter son caractère d’évidence et “d’attente de droit” [3] ». Dans cette perspective, et malgré ses utilisations à des fins polémiques, le concept de privilège blanc n’est pas sans pertinence. Certes, les reproches qui lui sont régulièrement adressés ne sont pas totalement infondés, le principal d’entre eux étant, par la disqualification des « privilégiés » qu’il entraîne, de rendre difficile la solidarité exigée par l’antiracisme. Mais aussi d’ignorer, au sein de l’ensemble des « privilégiés », l’existence d’inégalités. Faire du « Blanc » un privilégié, quelle que soit sa condition sociale, c’est donner du crédit à la racialisation de l’espace social. Enfin, l’expression ne peut en aucun cas être utilisée dans le but de stigmatiser une partie de la population, les « Blancs ». Et nous devons être conscients que ce risque existe. Mais il ne suffit pas à disqualifier la notion.

Dans un chapitre intitulé « Qu’est-ce que le privilège blanc ? », Reni Eddo-Lodge dissipe tous les doutes quant à la pertinence de la notion. Elle désigne en effet un fait, un fait social : « Le “privilège blanc” sert à nommer le groupe non discriminé à côté de ceux qui le sont. Ceux qui sont “avantagés”, ceux qui connaissent le goût de la chance : cette idée que des choses heureuses ou normales arrivent par hasard, en dehors d’un effort considérable de la volonté, et sans trop se poser la question de plaire ou de déplaire ». Ce que dit ici Cloé Korman est parfaitement généralisable. On notera que Judith Butler ne dit pas autre chose lorsqu’elle suggère de « défaire la blanchité », c’est-à-dire d’instaurer une pratique critique qui s’efforce de dévoiler les modes selon lesquels « les privilèges sont partagés et répétés quotidiennement dans les institutions, sur les lieux de travail, au sein des familles ».

L’introduction de certains termes, comme « racisé » ou « féminicide », ne fait donc que rendre visibles des préjudices déjà existants. Et « ne pas accepter certains mots peut aussi signifier ne pas vouloir entendre ceux qui les ont choisis, ceux qui les prononcent, pour parler de la réalité de ce qu’ils vivent. Et c’est précisément à ce refus d’écouter, de croire, qu’il est temps de mettre fin », écrit encore Cloé Korman. Dans son court ouvrage Race (Anamosa, 2020), Sarah Mazouz distingue utilement racialisation et racisation : les Blancs, selon elle, sont racialisés, dans la mesure où ils occupent une position dans la production des hiérarchies raciales, mais ils ne sont pas racisés, ce dernier terme renvoyant à une hétéro-désignation par le groupe dominant. Le privilège blanc, écrit Reni Eddo-Lodge dans la conclusion du chapitre qui y est consacré, accorde aux Blancs « un pouvoir immérité » et préserve leur « domination silencieuse ».

S’il fallait trouver un point de léger désaccord avec la passionnante réflexion de l’autrice, ce serait dans l’emploi systématique du mot race lorsqu’il est question de couleurs (et non de champ d’étude, pour lequel son usage ne pourrait être contesté). N’aurait-il pas été préférable de s’inspirer de Kwame Anthony Appiah et de parler d’identités raciales, notion qui, chez le philosophe américain, veut insister sur leur caractère fluctuant et accidentel car produit de l’assignation subie ? Mais le choix lexical de Reni Eddo-Lodge n’enlève rien à la puissance de son argumentation.


  1. Sally Haslanger, « Oppressions: Racial and Other », in Michael P. Levine et Tamas Pataki (ed.), Racism in Mind, Cornell University Press, 2004.
  2. Mélusine, « Être blanc, ou le privilège de l’ignorance », in Omar Slaouti et Olivier Le Cour Grandmaison (dir.), Racismes de France, La Découverte, 2020, p. 233.
  3. Magali Bessone, « Quelle place pour la critique dans les théories critiques de la race ? », Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 3, 2017, p. 369.

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