Contraint par la pandémie de Covid-19 de reporter d’une année son enseignement au Collège de France, le médecin-anthropologue Didier Fassin décide de maintenir son projet initial : analyser la problématisation de la pandémie de saturnisme infantile aux États-Unis et en France, qui a contribué à la naissance de la « santé publique ». Par un subtil aller-retour entre le temps de l’écriture de cet enseignement, l’année 2020, et le passé, celui de la longue histoire du saturnisme, l’auteur propose de faire sien le projet foucaldien d’une analyse inactuelle de l’actualité.
Didier Fassin, Les mondes de la santé publique. Excursions anthropologiques. Cours au Collège de France 2020-2021. Seuil, coll. « La couleur des idées », 400 p., 23 €
Tout a donc mal commencé pour Didier Fassin : à peine invité par Santé Publique France à donner huit cours dans le cadre de la chaire de Santé publique au printemps 2020, il est obligé de reporter cet enseignement en raison des mesures de sécurité sanitaire prises pour lutter contre la pandémie de Covid-19. Pire, le voilà face à une difficile question : doit-il poursuivre le programme annoncé dans sa « leçon inaugurale » (prononcée puis publiée aux éditions Fayard à l’automne 2020), à savoir une vaste réflexion sur la conception de la vie dans la construction du champ de la santé publique en analysant, en particulier, les vies les plus précaires, ou doit-il se faire le savant chroniqueur du fait social total en cours ?
Le chercheur de Princeton décide de maintenir son programme initial, sans jamais se priver d’incursions « intempestives » dans le présent. Ce n’est donc pas une recherche sur le Covid-19 qu’il livre ici, sauf dans l’ultime leçon où il s’efforce de relier un ensemble de fils avec ses propos précédents. Et si ces tentatives relèvent bien de la pratique foucaldienne de l’enseignement comme recherche et lieu d’énonciation de pistes possibles, il faut d’emblée dire qu’elles sont très rares : le volume que les éditions du Seuil publient est très écrit, très construit, très fermé aussi aux questions – un enseignement de confinement, peut-être. Là est la grande déception de cet enseignement : c’est un cours magistral qui est proposé, peu poreux aux autres disciplines – la mobilisation du savoir historique est limitée (les travaux pourtant devenus incontournables d’Anne Rasmussen ne sont pas convoqués) – et la philosophie des sciences s’arrête pour Fassin à Georges Canguilhem (les recherches de François Delaporte sont ignorées).
Sans doute ce choix contribue-t-il paradoxalement à la puissance de démonstration de l’ouvrage qui, pour les deux tiers, se concentre sur une question aussi tragique que passionnante : comment une maladie, le « saturnisme infantile », est devenue une priorité de santé publique aux États-Unis mais aussi en France. Il s’agit de déplier l’ensemble des dimensions de cette transformation qui a fait d’un diagnostic médical un fait social total. Suivant et dépouillant l’extraordinaire production d’études sur cette pathologie, une formidable explosion discursive aurait dit Foucault, l’anthropologue, au moyen d’une implacable démonstration, met en évidence comment l’absorption de fragments de peinture n’a pas seulement produit des troubles chez de jeunes enfants, mais a aussi généré un discours qui, d’après Fassin, dresse un tableau politique et éthique de nos sociétés contemporaines. La description que permet l’étude des discours médicaux, sociaux, politiques, environnementaux, montre que la santé publique est le miroir de la manière contemporaine de hiérarchiser la valeur des vies.
Si le cas du saturnisme infantile est tellement intéressant, c’est que, dans l’épaisse liasse des discours qu’on a produits sur lui depuis le début du XXe siècle, on touche à toutes les formes de distinction, de marginalisation et de stigmatisation, phénomènes qui sont au cœur du travail de Fassin depuis vingt-cinq ans (santé des minorités raciales, paupérisation, situation juridique et sanitaire des migrants, développement de l’humanitaire, construction de la figure du délinquant, monde de la détention…). À chaque fois que l’anthropologue sort un dossier de cet imposant carton, une nouvelle dimension politique et sociale apparaît, très loin des questions médicales.
Plus exactement, Didier Fassin montre très bien comment chacun des aspects dits médicaux est en réalité la conséquence de décisions politiques et peut-être, pour reprendre la notion développée par certains historiens dont Dominique Kalifa, relève d’imaginaires sociaux très inscrits. L’auteur a des pages très convaincantes sur la question de la santé des migrants et sur le risque sanitaire dont ils seraient les « supposés » porteurs – il rappelle que, pour le Covid-19, ce sont les pays riches qui ont importé la pandémie, en Afrique sub-saharienne notamment, et non l’inverse. Et si ce sont des enfants afro-américains ou immigrés originaires d’Afrique sub-saharienne qui en sont les premières victimes, c’est en raison d’une politique de l’habitat liée à des questions d’emploi mais aussi d’histoire. Très sceptique sur l’ethnomédecine (en particulier l’ethnopsychiatrie), Fassin convoque d’avantage le fait colonial et son héritage dénié. Il rappelle par exemple que, jusque dans les années 1980, les thèses notoirement racistes d’Antoine Porot et de l’école d’Alger étaient professées dans les facultés françaises de médecine.
Si avec cette analyse du saturnisme infantile apparaît une figure du sujet déclassé, de « l’homme nu » dirait Giorgio Agamben, le phénomène est révélateur non seulement de fonctionnements sociaux mais aussi d’outils méthodologiques qui se sont imposés depuis le milieu du XIXe siècle. Le cours de Fassin sur l’usage de la statistique – il reprend les analyses classiques sur La politique des grands nombres d’Alain Desrosières (1993) – est lui aussi lumineux. Il explique comment l’usage systématique de la statistique tend à annuler tout autre discours, et à constituer la preuve absolue.
Ce que Fassin montre également, c’est que cette construction « savante » qu’est une pandémie passe toujours, on l’a déjà dit, par la case immigration et toujours aussi par la case prison. Ainsi, l’épidémiologie aurait mis en évidence une plus forte prévalence du saturnisme chez les détenus, d’où un discours qui tend à établir un rapport causal entre l’absorption de plomb pendant l’enfance et des comportements délinquants à l’adolescence puis à l’âge adulte… Fassin montre combien cette causalité pourtant absurde (digne de Cesare Lombroso et de ses collègues criminologues du XIXe siècle) est difficile à déconstruire, pas seulement en raison du pouvoir des données chiffrées, mais aussi à cause de l’extrême stigmatisation des détenus de droit commun dans nos sociétés contemporaines.
Si le saturnisme infantile est un problème de santé publique « majeur », « une priorité nationale », ce n’est pas tant pour les sujets qui en sont victimes, mais surtout en raison de ses conséquences sociales. L’auteur relate comment les overdoses d’opiacés sont devenues une question de santé publique à partir du moment où l’épidémiologie a produit des données indiquant que les décès qui en résultaient touchaient la population blanche de la classe moyenne, et notamment les femmes de plus de quarante ans. Fassin montre que c’est ce fait qui a motivé une politique de réduction des risques alors que, proportionnellement, la prévalence dans les minorités ethniques était aussi élevée auparavant.
De là, pour Fassin, la nécessité de ne pas séparer santé publique et éthique, en suggérant une large réflexion critique sur la distinction aujourd’hui opérée entre vie physique et vie sociale. Ses analyses indiquent que nous privilégions la première par rapport à la seconde. Ce que tend à produire aussi une santé publique, entendue comme police sanitaire, est une politique de biolégitimité. Au nom de la santé dite « publique », on renoncerait aux valeurs éthiques qui sont les fondements de nos démocraties libérales, à savoir la vie sociale. Dans la dernière leçon, prononcée le 16 juin 2021, l’invité du Collège de France pointe avec gravité ce risque. En le lisant trois mois plus tard, on mesure que cette question de l’éthique est plus que jamais d’actualité. Et si Frédéric Worms a sans doute raison d’écrire que le XXIe siècle sera celui de la santé publique, Didier Fassin n’a pas tort d’affirmer que c’est surtout l’adjectif « publique » qui doit attirer toute notre attention et nos réflexions.