Le terme « plasma » désigne un état désordonné de la matière, intermédiaire, en équilibre instable. Déroutant, énigmatique, le nouveau livre de Céline Minard constitue une fascinante représentation littéraire du chaos. En dix histoires – qui ne sont pas appelées « nouvelles » – Plasmas nous plonge dans des états de désordre empruntés à la science-fiction, mais qui, par les figures de la chute imminente, de l’attente sur le fil du rasoir, nous parlent de notre présent.
Céline Minard, Plasmas. Rivages, 160 p., 18 €
Le désordre est bien l’impression immédiate qui ressort de la lecture de Plasmas – il n’y a d’ailleurs pas de table des matières. On se retrouve immergé dans des situations, des moments. Rien n’est expliqué : au lecteur de se faire sa propre idée après s’être laissé porter par les récits bouillonnants de Céline Minard. Cependant, au cours du voyage, des fils se tissent, des échos résonnent, des motifs s’esquissent.
Dans l’exergue tirée de Danser au bord du monde d’Ursula K. Le Guin, une voix réclame de « raconte[r] une histoire qui ait une vraie fin / au lieu de recommencer sans arrêt comme ça / pour aboutir à un imbroglio / qui, par nature, ne suit ni ne précède rien / mais reste là, suspendu, / à se mordre la queue ». A posteriori, on pouvait y lire plusieurs pistes. D’abord, le choix d’une forme qui, en apparence, tiendrait de l’« imbroglio ». Ensuite, le nom d’Ursula K. Le Guin marque la volonté d’investir la science-fiction, mais avec une grande liberté, comme le fit l’autrice américaine. « À se mordre la queue » annonce une des principales thématiques de Plasmas, celle de la vie animale. Coléoptères, mammouths, papillons, grands singes, chevaux, loups, poulpes, « drachon » – qui ressemble à un petit dragon futuriste – et paresseux occupent le devant de la scène. « Suspendu » renvoie à la chute et à son attente. Comment rester dans la légèreté, le vol, la vie sauvée ? Comment survivre à l’écrasement annoncé ? À la fin de plusieurs récits, Céline Minard représente avec beaucoup de finesse cet état d’indétermination où tout est encore possible.
La première histoire s’arrête ainsi sur des trapézistes qu’« attendent au milieu » de leur envol deux pirouettes et demi, et « la faille quelque part ». « Tar pits » en présente une autre qui passe sous Los Angeles, brassant les matières et les périodes en un sous-sol versatile. Avant plusieurs textes, l’effondrement de l’environnement et de la civilisation a déjà eu lieu, et c’est alors que les humains s’intéressent aux animaux. Mais mal. Dans « Grands chiens », « Grands singes » et « Grands fonds », la leçon de la désertification ne porte pas. Face à ces états, il faut savoir être dans « l’événement de sa chute », apprendre « comment plonger ».
Plasmas décrit des manipulations génétiques, la destruction de la nature, une Terre post-apocalyptique ou inhabitable, la migration dans l’espace, mais pas dans l’ordre, pas selon les modalités d’histoires avec « une vraie fin ». Les récits font naître des sensations très fortes, utilisant les thèmes de la SF comme de la matière poétique. La nostalgie future, l’urgence, l’attente, la fragilité dominent. Et l’angoisse.
Dans la littérature du début du XXe siècle, chez Kafka, Boulgakov ou Malraux, s’écrivait l’angoisse de la guerre à venir et des idéologies totalitaires. Elle s’exprimait également dans les romans merveilleux scientifiques, à grands coups de conflits et de catastrophes où la moitié de la population mondiale décédait en quelques pages – dans La force mystérieuse (1913) de Rosny aîné, Quinzinzinzili (1935) de Régis Messac ou La guerre des mouches (1938) de Jacques Spitz ; La mort de la Terre (1910) du même Rosny est un saisissant roman post-apocalyptique fondé sur une catastrophe écologique, sans parler de La cité des asphyxiés (1937) de Messac, au titre sinistrement annonciateur, ou de La maison aux mille étages (1929), du Tchèque Jan Weiss, dans lequel on trouve une préfiguration du système de sélection nazi à l’arrivée dans les camps de la mort.
Peut-être les chercheurs de l’avenir trouveront-ils chez les écrivains du début du XXIe siècle une tendance à exprimer une crainte plus diffuse, née de la conscience que leur monde se détruit lentement lui-même, grâce à un éclatement de la forme romanesque. À l’automne 2021, on peut en remarquer plusieurs exemples convaincants : Téké de Mika Biermann, explosé en cent trente récits, ou Ici, la Béringie de Jérémie Brugidou, construit en allers et retours entre passé, présent et futur, mer et terre, Asie et Amérique.
Plasmas fait ressentir cette tension en variant les circonstances et les points de vue, mais toujours par une écriture à la fois extrêmement précise et sensuelle, imprégnant le lecteur des gestes, des sensations, des matières, de la lenteur nécessaire. Les images de légèreté portent le récit et suspendent l’écroulement, relancent la vie et le texte : l’élan du trapéziste, le souvenir d’un papillon, une bulle à la surface d’un lac d’asphalte, la minutie du technicien extirpant du bitume une patte de taupe, le rapport au monde d’« Eips » rappelant fortement des gorilles : « Le moment arrivait et disparaissait comme une humeur, sans affecter en rien le débit ni la nature du flux qui les enveloppait. C’était un accès, une couleur qui se manifestait spontanément, trempait l’assemblée, l’inclinait, l’enrichissait d’une nuance à peine posée aussitôt disparue ».
À condition de les laisser venir, les textes apparemment disparates s’accordent. Dans l’asphalte de La Brea, à Los Angeles, ont été trouvés les squelettes de trois espèces de paresseux géants disparus ; la nouvelle « Uiush » décrit, elle, un paresseux arboricole, qui depuis son arbre maintient le monde, l’empêchant de se défaire, comme dans certains mythes amérindiens. Dans « Les ricochets », l’axe d’Ostiah, univers qui pourrait correspondre à une station spatiale, est aussi un arbre géant, un kapokier, axe du cosmos dans les mythes mayas.
Les mondes sensibles de Plasmas n’excluent pas les fictions. Le dernier récit réside tout entier dans l’attente qu’instaure une jeune fille, meneuse d’une révolte, prophétesse silencieuse. Ses jeunes adeptes forment une « Internationale hallucinée », arborant les signes d’une culture de mangas et de jeux vidéo, de séries et de films de super-héros. Plasmas se fait ainsi jusqu’au bout le livre des mélanges et de la bâtardise, des chocs et des fusions, d’une science future fondée sur les rythmes de la nature, de divertissements de masse retournés contre la pensée dominante. Le texte final, « La Kuīn » – « reine » dans le japonais adapté de l’anglais des mangas –, éclaire le sens général du livre : « Quand un animal dévore sa progéniture, on lui ôte sa portée et on l’abat. Quand une espèce se multiplie sans rapport avec ses possibilités de survie, elle offre ses enfants à l’environnement, elle les voue à la pourriture, à reconstituer l’humus qu’elle a lessivé, elle fait de sa descendance la table de son festin renouvelé ».
Appel au bouleversement, à la transformation, Plasmas est éminemment littéraire dans la mesure où sa forme correspond à son sens. En proposant plus de questions que de réponses, en plongeant le lecteur dans une salutaire expérience de désorientation, en le secouant, Céline Minard change quelque chose en lui. Demande-t-on autre chose à la littérature ?