En appliquant aux guides et interprètes médiévaux, en particulier à l’époque des Croisades, le terme contemporain de « fixeur », Zrinka Stahuljak nous familiarise avec certaines pratiques invisibles de cette époque autant qu’elle éclaire le contemporain par la mise au jour de relations et d’usages anciens. Un livre stimulant sur le rôle politique des intermédiaires.
Zrinka Stahuljak, Les fixeurs au Moyen Âge. Histoire et littérature connectées. Seuil, coll. « L’univers historique », 208 p., 20 €
Les événements qui se sont déroulés en Afghanistan depuis le mois d’août 2021 ont mis en lumière la profession de « fixeur », terme apparu au moment de la guerre du Vietnam, qui appartenait plutôt jusque-là au jargon journalistique et qui désigne ceux ou celles qui accompagnent les journalistes ou les armées sur les terrains risqués, les faisant profiter de leur expérience des lieux, de leur connaissance des langues et de leurs contacts : ils sont parfois eux-mêmes journalistes mais, dans cette fonction d’intermédiaire, ils sont surtout interprètes-traducteurs ainsi qu’organisateurs, facilitateurs de rencontres, passeurs de zone (pendant longtemps, en français, on les a appelés auxiliaires, ou passeurs, expression métaphorique courante, d’ailleurs, pour désigner les traducteurs). Leur fonction les fragilise car le fait qu’ils connaissent les deux côtés en conflit, les deux langues, peut les placer dans une situation ambiguë, de potentielle trahison. C’est bien ce que pensent aujourd’hui les talibans qui ciblent en particulier ces personnes qui ont travaillé avec les Occidentaux.
Cette inégalité de statut fait l’objet du travail scientifique de la médiéviste Zrinka Stahuljak. Elle s’est intéressée à ces figures de médiateurs ou de truchements qui existaient dans le monde médiéval au moment de la rencontre des missionnaires et des pèlerins avec les musulmans en Syrie. Le mot « fixeur » n’existait pas alors, mais elle l’applique aux guides et interprètes, à tous ces intermédiaires qui facilitent les déplacements et les échanges, décrits par exemple par le chevalier allemand Arnold von Harff qui recrute un drogman à Venise dans son chemin vers l’Égypte. C’est un chrétien converti à l’islam, avec qui il passe un contrat tarifé pour l’accompagner durant tout son voyage, de 1496 à 1499 : « Il connaissait de nombreuses langues, le latin, le lombard, l’espagnol, le wende [slavon], le grec, le turc, un excellent arabe. […] Je devais le payer 4 ducats par mois, en plus de la nourriture et de la boisson, et 100 ducats en cadeau. En contrepartie, il devait me conduire de Venise au Caire en continuant jusqu’à Sainte-Catherine, et à travers toutes les terres païennes jusqu’à Jérusalem ». L’analyse des figures de truchements, de médiateurs, qui place au cœur de l’éthique de l’échange et de la traduction la relation entre des personnes et non entre des textes – et, parmi ces figures, celle de Marco Polo, qui invente la position consistant à être à soi-même son propre médiateur, ou celle de Raymond Lulle, qui se traduit lui-même en arabe pour convertir les musulmans à la « vraie foi » – permet à l’autrice de faire des liens entre hier et aujourd’hui, entre le Moyen Âge et le contemporain.
Il n’y a pas de zone de conflit – et même de conflit latent – sans fixeur. De nos jours, lorsqu’un conflit éclate, les aéroports, les halls d’hôtels sont remplis de personnes locales bilingues qui proposent leurs services en échange de cachets représentant souvent un gros salaire. Mais les risques sont élevés, y compris lorsque le conflit est terminé. La question qui se pose alors et que pose Zrinka Stahuljak est celle-ci : « Que fait-on d’un fixeur quand la guerre est finie ? » Interprète de guerre pendant les conflits qui ont marqué l’ex-Yougoslavie dans les années 1990, elle part de sa propre expérience pour réfléchir à ce qui est en jeu politiquement et éthiquement dans la figure de l’intermédiaire. Dans un stimulant aller-retour entre le dispositif médiéval et le dispositif contemporain, elle montre la complexité pour les États d’assumer leur dette à l’égard de ceux qu’en principe on est venu sauver. Le cas de la France en Afghanistan est, selon elle, particulièrement éclairant : depuis le retrait de son armée en 2012, elle résiste à relocaliser les quelque 800 fixeurs qu’elle avait recrutés malgré la jurisprudence sur la protection fonctionnelle. Cela tient aux ambiguïtés d’un statut mal défini où l’on demande à la fois d’être une pure fonction d’intermédiaire linguistique – transparent en somme – et de prendre des décisions, soit d’agir en tant que sujet. C’est là que l’ambivalence de la figure fait retour : « c’est celui qui assure la sauvegarde du client mais dont on a peur : il a notre vie entre ses mains et peut jouer de ce pouvoir ; il a la puissance de sauver des vies nombreuses en mettant en jeu la sienne, mais celle-ci ne lui donne pas le pouvoir de protéger la sienne ».
Zrinka Stahuljak relève une ambivalence symétrique de l’État qui fait le décompte de ses morts mais ne compte pas les vies sauvées grâce aux fixeurs. Le « nœud éthique » que constitue la relation de méfiance/confiance qu’on a à l’égard des traducteurs et le désir en même temps de les invisibiliser pour s’en tenir à la version illusoire de la fidélité absolue expliquent la tendance contemporaine à vouloir effacer les intermédiaires. Dans ce sens, la traduction automatique peut apparaître comme un idéal car elle se fait sur le mode de l’équivalence neutre et dans le mythe d’une transparence absolue. « Or refuser l’intermédiaire dans une communication, c’est insister sur sa propre parole unique plutôt que de trouver des points de passage et le commun dans la communication, c’est affirmer que la seule position acceptable est la sienne. » Pour produire une communication politique, il faut sortir de cette singularisation et céder quelque chose de sa propre parole. La thèse développée dans ce livre, à partir du modèle médiéval qui, lui, n’efface pas les intermédiaires, est la mise en évidence d’une éthique des intermédiaires dans les démocraties qui s’emploient à les annuler.
Grâce à une conception moins textuelle que relationnelle de la traduction, Zrinka Stahuljak met au jour un véritable dispositif instruit par la constitution d’une bibliothèque établie par collection, recueil, traduction. Le dernier chapitre présente ainsi de façon exemplaire la Bourgogne du XVe et du début du XVIe siècle comme un État de fixeurs – comme a pu aussi l’être la république de Venise – qui se caractérise par sa pluralité et son instabilité et qui donne un rôle décisif aux médiateurs pour déployer les réseaux de communication et recueillir les textes définissant une communauté à venir et un empire en devenir. Si ce dispositif a quelque chose à nous dire aujourd’hui, c’est parce qu’il se fonde sur une éthique où l’ordonnateur peut se reconnaître comme sujet par médiation et non comme sujet de volonté – au centre du livre, on trouve ainsi une superbe réflexion sur le don total selon Maurice Godelier, appliquée à la traduction selon Raymond Lulle. Assumer aujourd’hui d’être des sujets de médiations permettra aux États de changer la notion qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur souveraineté.