Fourmillant de « moshelish », ces petites histoires drôles racontées par les Juifs des campagnes alsaciennes et lorraines, Rire pour réparer le monde constitue une étude historique et sociologique sur l’humour judéo-alsacien, signée Freddy Raphaël.
Freddy Raphaël, Rire pour réparer le monde. L’humour des juifs d’Alsace et de Lorraine. La Nuée bleue, 250 p., 22 €
Ces lignes de Freddy Raphaël, en ouverture de son livre où se tissent ses chemins d’historien et d’anthropologue: « Je ne puis revendiquer pour ce travail le statut du chercheur qui se situe en surplomb pour aborder à bonne distance l’objet de ton étude. L’humour judéo-alsacien et lorrain et le yiddish alsacien me parlent d’un monde qui m’est infiniment et intimement familier. » Ses mots « tout comme ceux du français, de l’alsacien et de l’hébreu, m’ont aidé à accéder au monde, à sculpter la matière de la création. L’humour m’a permis d’entreprendre un voyage infini, en me faufilant entre leurs significations. »
« Il s’agit pour moi, sans céder à nulle hagiographie, de réinsérer l’histoire des Juifs d’Alsace et de Lorraine dans des lieux, sachant qu’en l’occurrence ceux-ci sont toujours pluriels. Nulle quête de racines, mais une attention soutenue aux empreintes et aux traces. À l’écoute passionnée des récits, des anecdotes et des légendes, sans lesquels nous serions étrangers au monde et à nous-mêmes. L’évocation s’efforce de redonner à certains mots leur incandescence et leur part d’incertitude. »
Au cœur du travail d’historien de Freddy Raphaël, il y la traduction et l’annotation qu’il fit avec Monique Ebstein de l’ouvrage de Selma Stern consacré à Yossel de Rosheim, en qui les Juifs d’Allemagne trouvèrent, au XVIe siècle, « un chef et un avocat, un consolateur et un intercesseur (…) face à une culture de la haine, un passeur d’humanité ». Et au cœur de ses travaux d’anthropologue, il y a les recherches qu’il mena sur le terrain, avec ses étudiants, pour redonner dignité et vie à la mémoire profanée des Juifs d’Alsace spoliés, expulsés, exterminés : « Retrouver à Wettolsheim certaines de ces pierres, à l’ancienne décharge, une carrière où avaient été transportées les pierres tombales du cimetière israélite de Wintzenheim où les habitants du bourg n’avaient pas hésité à se rendre pour se servir… Je me résolus à adresser plusieurs lettres au maire de Wettolsheim pour le sensibiliser à ma recherche, lui expliquer que mon intérêt dépassait pour moi le cadre strictement universitaire, et pour solliciter son aide pour retrouver des tombes. N’ayant pas reçu de réponse… »
Et la compassion, qui est au cœur de l’anthropologie, est le pouls qui bat au long de tous les chemins de Freddy Raphaël : « ce sont les rues de ce bourg aujourd’hui cossu, que mon arrière-grand-mère, femme d’une extrême piété, arpentait jadis. Elle était affublée du sobriquet de “Gechér Aechter”, “Esther la vaisselle“. En effet, elle allait de maison en maison pour vendre les pots, les tasses, les assiettes, qui étaient empilés dans une étroite charrette en osier tressé, celle-là même que les paysans utilisaient pour passer entre deux rangées de vignes. »
Un pouls qui bat à chaque page de ce petit livre, écrit dans une encre qui se lit en yiddish alsacien, tant chacun des termes de ce rire en émane : « Il demeure la langue des bons mots, des “moshelish”, des “histoires” par lesquels on se juge ainsi que les siens, sans complaisance, mais avec une tendresse inavouée. (…) Le yiddish alsacien est une langue de la créativité continuée ; de nouveaux mots sont forgés, non sans humour, pour rendre compte de la modernité. (…) L’humour descelle le mot de son socle, le fait vaciller, et dans la brèche introduit une possibilité nouvelle. (…) L’acte de la parole (par opposition au discours) n’est pas détachable de la circonstance, ni d’un code social qui déterminent les façons d’utiliser les choses ou les mots selon les occasions. (…) Les règles d’utilisation des “bonnes histoires” constituent aussi une mémoire, mais celle-ci est en train de se défaire à la suite de la disparition des communautés villageoises. »
Rire de soi
« À l’opposé du fondamentalisme, qui fige les textes fondateurs et les fétichise, l’humour fissure la raideur.(…) Ce qui caractérise l’humour des Juifs d’Alsace-Lorraine ne cède pas à l’agressivité de la raillerie – conserve une capacité d’émerveillement – oppose au malheur la force de rire de soi-même et de l’humanité : il voit au-delà – il est en décalage par rapport à la réalité, mais il ne la fuit pas – nulle hargne ni acrimonie, mais une secrète complicité : un Juif fait l’éloge de son perroquet qui parle plusieurs langues : “Do you speak English” ? – “Yes, Sir !” – “Sprechen Sie Deutsch ?” – “Aber sicher !” – “On yidish dajtsh ?” – “Mêt solshe nas sol ish a nét !” ( “Avec un tel nez, je ne saurais pas ?”)
« Maintes fois, le Juif retourne contre le non-Juif la moquerie dont il est la cible il refuse d’être assigné au rôle qu’on veut lui voir jouer. Il déconstruit par l’humour la défroque qu’on lui fait endosser : un colporteur est accusé d’avoir insulté le Christ, car, passant devant un calvaire en bois érigé au bord du chemin, il a omis de se découvrir. Et le Juif de se justifier : “Ish habne shon guekaent wi aer nokh a bérebam ésh gsén” ( “je le connaissais déjà alors qu’il n’était qu’un poirier”) . »
Un lien social
« Une table juive, lors du shabbat et des fêtes, est incomplète si le pauvre, l’errant, l’étranger n’y ont pas leur place. Il paye son écot en racontant (…) Il connait l’arbre généalogique de toute la communauté et peut remonter un réseau de communication des plus utiles (…) Loin d’être iconoclaste, l’humour des Juifs d’Alsace et de Lorraine suppose une connivence de sens et de valeurs. Il renforce le lien social. »
« Le “shlemil”, ce malchanceux famélique, est souvent le gardien de la mémoire collective, ainsi que le chroniqueur de la vie sociale ; le “shnorer” est le mendiant juif qui arpente la campagne alsacienne. Il participe de la communauté alors même qu’il est rejeté vers la marge, incarnant à l’extrême la figure de “l’étranger” que George Simmel attribue au Juif. Il est d’ici et d’ailleurs ; comme il est hors jeu de la compétition sociale, il peut s’exprimer sans retenue, voire avec une certaine effronterie, une vision décalée, un regard décapant : deux shnorer, qui sont en fait des frères, font leur visite annuelle au baron de Rothschild, qui leur remet à chacun une pièce. L’année suivante, un seul se présente chez leur bienfaiteur, son frère est mort. Le shnorer reçoit sa pièce, mais il tend obstinément la main. Le baron lui dit qu’il a reçu son dû, et que malheureusement son frère n’est plus là… Et le shnorer de s’indigner : “Eh quoi ! c’est vous qui héritez de mon frère, ou c’est moi ?” »
« L’humour lui permet de surmonter l’humiliation et l’irréversible de l’existence. En parcourant sa contrée, en donnant des nouvelles des uns et des autres, il renforçait les liens entre les membres d’une même famille dispersée dans différentes “kéles” (communautés) »
Intégration et marginalité
« Les personnages cabossés par la vie ne sont pas excentriques. Par leur originalité, par leur marginalité, ils font partie du tissu des communautés, entre lesquelles ils tissent une trame de sociabilité – le malchanceux, le maladroit poursuivi par la guigne, tout comme le nomade, l’errant, avaient leur place dans le paysage humain. Ils ne sont pas de trop. Et si parfois on se gausse d’eux, ils incarnent, à l’intérieur de la communauté où les nantis s’affirment avec de plus en plus d’arrogance, la revanche de l’esprit sur la force, de l’humour sur la suffisance. »
« Le temps du Juif, c’est d’abord celui de la société villageoise, qui se trouve magnifiée maintenant que la violence meurtrière des hommes l’a brutalement détruite. (…) L’humour a un aspect libérateur, mais également un rôle catalyseur, car à travers lui, l’autocritique ne peut devenir autodestruction. (…) Cet humour inquiète les vérités établies et met mal à l’aise l’équivoque de la réussite sociale : “tu ne sauras jamais combien de vaches j’ai vendues aujourd’hui” , se vante un marchand de bestiaux fortuné. Et son coreligionnaire de répliquer : “Si. La moitié !”
« En Alsace-Lorraine, alternativement terre de refuge et de rejet, prévaut chez les Juifs le sentiment de la précarité de la condition de l’homme en général et de la leur en particulier. L’humour du Juif d’Alsace et de Lorraine a parfois une dimension politique, car il va au-delà de l’ordre apparent des choses. Il en révèle la face cachée et certains aspects insolites. Le racisme et plus particulièrement la colonisation sont fustigés par les Juifs d’Alsace-Lorraine, dont certains cependant s’établirent en Afrique du Nord. : dans une petite bourgade d’Algérie, une dame de la bonne société entend fêter avec éclat les dix-huit ans de sa fille. Et comme il y a une certaine pénurie de jeunes gens, elle va trouver le commandant de la place pour le prier de lui envoyer quelques uns de ses hommes. Elle s’en remet à lui pour qu’il choisisse des “gens bien”. Le grand soir venu, alors que la fête bat son plein, on sonne à la porte : la dame découvre sur le perron cinq tirailleurs sénégalais : “Mais, mais, messieurs… Il doit y avoir une erreur”, s’écrie-t-elle . Et l’un d’eux de répondre, avec un large sourire : “Non, non, Madame, le commandant Lévi ne se trompe jamais !”
Les infortunes de la vie
« L’humour qui avait servi à légitimer les conflits entre individus et qui était au service du plus fort prend fait et cause pour le plus faible, et revêt par là même une fonction de contestation Le discours du shnorer est aussi une revendication d’égalité : certaines histoires contiennent une leçon d’humilité pour le riche. La mort met ce dernier et le pauvre à la même place, il y a enfin une justice : il y avait à Saverne un homme très pauvre qui était célèbre en tant que shnorer. Il s’est fait écraser à Strasbourg par le tramway. Et il est mort : on l’a enterré à Saverne, au cimetière, et par hasard on l’a enterré à côté du “barnes” (le président de la communauté), qui venait récemment de mourir. La famille de ce dernier a été ulcérée que ce pauvre shnorer soit enterré à côté de ce Monsieur tellement formidable et tellement bien, et en tout cas tellement riche et important. Alors la famille a fait des reproches au responsable du cimetière. Celui-ci répondit : “Maintenant c’est fait, mais la première fois qu’ils se disputeront, je les séparerai”.
« C’est avec ce même regard distancé que le Juif alsacien observe sa propre infortune : il y avait à Pfaffenhoffen une famille pauvre dont le “balbos” (maitre de maison) était colporteur. Quand il rentrait chez lui après la journée et qu’il était par hasard accompagné de quelqu’un, sa femme ne manquait pas de lui demander : “Alors, Fromel, que veux-tu manger ? Nous avons encore du poulet farci de vendredi soir, ou préfèrerais-tu un morceau de poitrine de veau froide, ou bien voudrais-tu du confit d’oie ?” Et Fromel, qui savait bien qu’il n’y avait rien de tout cela à la maison, répondait : “Oh, je préfèrerais une bonne assiette de pommes de terre.”
Éloge de la débrouille
« L’humour yidish-alsacien privilégie parfois un esprit frondeur non dénué d’impertinence. Certains “moshelish” font l’éloge de la débrouille : lorsque Etsik arrive en gare de Strasbourg et qu’il descend du train, il est encore tout énervé. À son parent qui est venu l’attendre, il explique : “le contrôleur m’a regardé fixement, comme si je n’avais pas de billet.” – “Et alors, qu’as-tu fait ?” – “Je l’ai regardé fixement, comme si j’en avais un”.
« La tâche du Juif d’Alsace est de réparer le monde, qu’il qualifie de tordu et de bossu : “a krumi bokligui waelt”. Par l’humour, le Juif tente de mettre en déroute ce que la réalité immédiate a d’insupportable, d’ébranler les murs qui se referment sur lui. Il convient de rapiécer le monde »
Et si c’était, peut-être, d’abord, par ce lien ainsi tissé entre les êtres ? Cette hospitalité, et d’abord, du plus pauvre ? De celui qui est en marge ? De l’étranger…