En 1998, alors même que toutes ses propositions littéraires ont été refusées par les éditeurs, Antonio Moresco écrit à propos de Gli esordi (Les ouvertures), qui sera le premier volume d’un projet monumental ayant pour titre Les incréés : « Quand j’ai commencé à l’écrire j’ai tout de suite compris, dès les premières lignes, qu’il s’agirait de quelque chose en rien comparable aux autres livres écrits jusqu’alors, livres qui commençaient à m’ennuyer, parce que devait se faire sentir une vague plus lente, plus dévastatrice, plus étendue, et que ce serait quelque chose de beaucoup plus risqué, de beaucoup plus long. » Les ouvertures, paru en 2011, sera effectivement suivi de deux autres volumes non encore traduits : Canti del chaos en 2003 et Gli Increati en 2015. Il paraît dans une traduction de Laurent Lombard.
Antonio Moresco, Les ouvertures. Trad. de l’italien par Laurent Lombard. Verdier, coll. « Terra d’altri », 704 p., 31 €
Ce long roman – plus de 700 pages – est très nettement antérieur (même si Moresco l’a repris jusqu’à sa publication définitive ou presque) aux romans, beaucoup plus brefs, qui suivirent, notamment La petite lumière. Fable d’amour et Les incendiés (2015 et 2016 respectivement, pour les traductions françaises aux éditions Verdier) : des fictions hautement singulières certes, mais qui pouvaient s’interpréter comme des fables mystiques complexes à l’usage de notre temps.
Mais ici l’ambition est tout autre ! Le premier volet de ce projet, à dire vrai celui de toute une vie d’écriture, se compose certes de trois parties distinctes, qui attestent d’une certaine continuité chronologique. Ces parties peuvent être vaguement thématisées en termes d’initiations successives – religieuse, puis politique, littéraire enfin. La première, où le narrateur, absolument silencieux (il prononce un seul et unique mot, « oui », répété maintes fois il est vrai), évoque de façon aussi minutieusement descriptive que répétitive les travaux et les jours de sa vie quotidienne de séminariste, est scandée par les rituels monastiques ; dans une deuxième partie, bien au contraire, il parle infiniment mais paradoxalement (jamais n’apparaît le moindre contenu idéologique précis) d’un engagement politique énigmatiquement devenu le sien dans une réalité rurale aussi désactualisée, déréalisée que possible (évoquant les mondes-de-fin-du-monde de l’écrivain hongrois László Krasznahorkai, ou les images en noir et blanc de Béla Tarr), qu’il parcourt inlassablement dans divers véhicules pour le moins surprenants ; dans la troisième partie, enfin, son être écrivain le conduit depuis son petit appartement dans une tour d’habitation d’une ville contemporaine (Milan ?) à ressasser un rapport au monde surdéterminé par un regard stupéfait sur un environnement urbain pourtant d’une totale insignifiance et rythmé par ses rencontres répétitives avec le potentiel éditeur (un ancien compagnon de séminaire, surnommé, en traduction, « Le félin ») de son manuscrit, manuscrit dont, bien entendu, on ne saura rien…
Mais cette présentation narrative ne permet guère de se faire une idée de cette « vague lente, dévastatrice, étendue » qui recouvre et métamorphose chaque détail, chaque perception visuelle, chaque éclat lumineux et sonore de ce monde d’abord conçu comme un kaléidoscope d’images aussi improbables que destructrices de toute cohérence tant chronologique que causale. De fait, si la littérature est fondamentalement une traversée des apparences, alors un séminariste qui fait du patin à roulettes dans le fond de la piscine vide d’un monastère, qui s’amuse à faire voler un modèle réduit de planeur en le surchargeant d’un rat mort pour le doter d’un pilote, qui prend part à des matchs de ping-pong sans raquettes ni filet mais avec le souffle comme geste pour renvoyer la balle ; un séminariste défroqué, devenu autre, militant politique d’un mouvement de gauche, qui prononce des discours enflammés et silencieux dans des places vides de tout auditoire, qui reçoit, alors que le mouvement politique pour lequel il milite semble avoir cessé d’exister depuis longtemps, des journaux de propagande désormais sans aucune signification et des subsides pour survivre dans un siège rural en ruines ; enfin, un écrivain en mal de publication… toutes ces péripéties n’adviennent sur la page blanche que pour produire un déferlement d’images, de gestes, de comportements, dynamiques souvent (voiture, vélo, moto, patins à roulettes omniprésents), au-delà de toute apparence, de toute vraisemblance.
Pourtant, ces images-mouvements ont un point commun : elles disent l’illisibilité du geste, la perte absolue de son sens en tant qu’agir. Ou plutôt, elles expriment avec une intensité singulière le devenir « gag » du geste, elles donnent à voir la cinétique d’un mouvement dansé qui n’exprime que lui-même, l’indécidabilité d’un agir qui épuise sa finalité dans son exhibition. Et ces descriptions-gags, qui libèrent le geste de son être-moyen, prolifèrent chez tous les personnages sans contenu du roman. Le comportement de chacun d’entre eux, leurs gestes, ne disent, en fait, qu’une seule et même chose : le détournement radical de la forme romanesque comme muthos, comme fiction « une et complète » au profit de ce « J’ai fait l’image » dont parlait Samuel Beckett (dans L’image) et de la rémanence, de la prégnance de celle-ci dans la mémoire imageante du lecteur.
De fait, la « vague lente et dévastatrice » du roman d’Antonio Moresco va nier toute mise en perspective historique, toute cohérence temporelle. Que la perte du sens du geste affecte les rituels hautement symboliques des pratiques religieuses en les donnant à voir comme de pures scénographies, qu’elle anéantisse l’idée même d’action politique, qu’elle provoque une équivalence entre l’écriture et le néant puisque l’enthousiasme de l’éditeur finit par suggérer la destruction du manuscrit, toutes ces « pertes » indiquent implicitement la nature du rapport entretenu par Moresco avec le monde historique dans lequel il chemine, infiniment à l’écart. Ce monde où s’enchevêtrent de manière contemporaine des espaces et des temps non contemporains n’est qu’une métaphore de cet « éternel retour » (quelle importance de la répétition, du ressassement dans Les ouvertures !), qui « ne se laisse penser que comme un geste dans lequel puissance et acte, naturel et manière, contingence et nécessité deviennent indiscernables (en dernière analyse, donc, comme théâtre) » – citation extraite d’un essai de Giorgio Agamben, « Notes sur le geste », paru dans le recueil d’articles Moyens sans fins. Notes sur la politique (traduit par Danièle Valin, Payot, 1995), à l’exact moment (et l’on se contentera d’y voir un hasard) où Antonio Moresco entreprenait son Grand Œuvre. Son Grand Œuvre en effet, puisqu’il avance, non sans quelque emphase, à propos de cette trilogie, passée, présente et à venir (cette déclaration date, elle aussi, de 1998) : « Celle-ci sera l’œuvre maîtresse de ma vie d’écrivain, ma contribution dans les domaines de l’invention, de la découverte, de la percée des connaissances. J’ai cherché à la donner en passant par le chas du langage écrit et de la littérature, en ce moment de transition entre deux ères et de transformation de notre espèce. »
Les ouvertures rend compte de la triple existence de ce personnage sans intériorité, sans psychologie, dont l’identité se trouve surdéterminée par le génie du lieu : monastère, villages ruraux, grande ville contemporaine où il chorégraphie l’inconsistance de sa vie quotidienne, où il décrit l’insignifiance de tout ce qui arrive. Il s’inscrit dans le lieu et rapporte l’insertion de son corps dans l’espace avec minutie, répétitivement, obsessionnellement, en accordant aux détails les plus absurdes une dignité égale de fragments d’un monde… incréé, un monde dans lequel Jésus tirant péniblement sa croix vers le Golgotha peut ruminer dans sa barbe : « Mais dans ce temps humain qui se restreint et s’élargit, toute chose semble à la fois facile et difficile, et traîner une croix présente la même difficulté que retirer une boulette de cérumen de son oreille… Ah, Père notre création nous décrée lentement ! » 700 pages de descriptions aussi minutieuses que répétitives, d’excursus de toutes natures : on s’accordera volontiers sur le fait que c’est beaucoup, on m’accordera peut-être que c’est parfois trop, vraiment trop.
Sans doute faut-il faire un double constat, l’un pratique : il n’est possible de lire Les ouvertures que lentement, patiemment, en renonçant à la recherche de corrélations logiques dans la succession des chapitres au profit de cet arrêt paradigmatique dans l’image, de cette « lecture pensive » (la critique d’une autre époque aurait parlé d’arrêt « déceptif », mais cette autre époque est précisément celle où la poétique de Moresco s’est élaborée), suscitée par la description de comportements, par la relation de perceptions triviales (une feuille trouée par une balle de fusil et à travers laquelle s’invente la géométrie d’un jardin, un mégot, un morceau de sparadrap…) ou cosmiques (le scintillement de lumière des galaxies dans le ciel nocturne de Ducale…). Un second constat, de couleur plus onirique : Les ouvertures, sans doute nourri des images énigmatiques et fulgurantes de Kafka, transfigure ce monde « incréé » en tentant de donner à imaginer ce qui ne peut être dit – définition même du mystique selon Wittgenstein –, comme le rappelle encore Agamben. Ou encore pour définir cet onirisme, citer ce rêve de Valéry (Variété I, 1924) : « J’imagine ce poète un esprit plein de ressources et de ruses, faussement endormi en plein centre imaginaire de son œuvre encore incréée ».