1821 : les Grecs se soulèvent contre l’Empire ottoman tandis que les Français exhument la Vénus de Milo. La chronologie faisant bien les choses, de cette double célébration le Louvre a fait naître une exposition. L’ambition est belle et noble : « comprendre la place de l’art grec dans un musée à vocation universelle à la lumière de l’histoire moderne de la Grèce ». Qu’elle fasse entrer dans ses murs des œuvres d’art moderne grec, c’est une petite révolution. Pourtant, de cet assemblage qui mêle l’histoire des relations esthétiques franco-grecques de 1675 à 1919 à celle de l’archéologie française, aucune intention claire n’émerge.
Paris – Athènes. Naissance de la Grèce moderne (1675-1919). Musée du Louvre. Jusqu’au 7 février 2022. Catalogue par Jean-Luc Martinez. Hazan, 490 p., 39 €
Tout commence donc en 1675, année de la visite du marquis de Nointel, émissaire de Louis XIV dans l’Empire ottoman. Un grand tableau d’époque donne le ton : au centre, le marquis et sa suite ; à sa gauche, des Ottomans, turbans, femmes voilées ; à sa droite, des hommes penchés sur la terre semblent y avoir trouvé quelque chose. En arrière-plan, non loin de la perruque moliéresque de l’ambassadeur, l’Acropole et le Parthénon. Détail, mais de taille, un minaret en sort. On est en pleine turquerie, quelque part entre Lully et le Bourgeois gentilhomme. Dans cette expédition diplomatique se trouvait Antoine Galland, l’homme qui, de retour de son périple, « inventa » les Mille et Une Nuits. De Grèce, ces Français à rubans ne rapportèrent pas de contes mais des marbres. Dès lors, tout était dit, et le cadre posé était aussi définitif que les stèles rapportées par Nointel. Les Grecs avaient échappé à l’orientalisme mais pas à la fascination pour l’Antiquité.
En immédiat contrepoint à ce regard qui déjà cherchait la « Grèce blanche », se trouve la pierre tombale d’une princesse de Villehardouin. Après les croisades, la famille franque s’était découpé un domaine dans le Péloponnèse et y était restée au moins jusqu’aux abords du XIVe siècle. Les motifs mêlent les perpendiculaires du gothique aux gracieux volatiles de Byzance. Synthèse fascinante et preuve de circulations fécondes. Pourtant, la quatrième croisade et le sac de Constantinople en 1204 (chroniqué par un autre Villehardouin…) contribuèrent à l’effondrement byzantin du XVe siècle. Cette rencontre entre la Grèce et l’Occident se retrouve aussi dans ces icônes des XVIe et XVIIe siècles sous influence italienne, représentatives des hybridations de la Crète sous domination vénitienne. Le Greco en fut la plus belle fleur, comme l’atteste une belle icône de sa première période. Dans cette même salle, on trouve quelques esquisses d’églises byzantines réalisées par Fauvel, grand et premier archéologue français dans l’Athènes de la fin du XVIIIe siècle. Sans cesse coexistent l’art grec et le regard que la France porte sur lui. De quoi parle l’exposition ? Est-ce l’histoire d’une vision française de la Grèce, ou bien le cheminement de l’art grec moderne et de ses contacts avec l’Europe de l’Ouest ? Très vite, on ne sait plus très bien.
Bondissant soudainement en 1821, impossible d’échapper aux tableaux virils représentant les glorieux héros de la Révolution, souvent en plein combat. Rien ne manque à ces images d’Épinal. Généralement peintes entre les années 1820 et 1860, les œuvres ont la netteté glacée de la peinture romantique en costume. Pas une moustache ne manque, les fustanelles sont bien repassées et l’on meurt avec grandeur face au Turc. Ces scènes héroïques ou poignantes peuvent émouvoir et elles restent de forts témoignages du philhellénisme. Mais aussi de l’art académique grec naissant, art à la fois national et sous la même influence bavaroise que la vie politico-culturelle de la première partie du XIXe siècle hellène. Couronnant cet ensemble, La Grèce sur les ruines de Missolonghi de Delacroix bouleverse par son regard de cendre, sa peau livide et ses bras implorants. En somme, la Grèce moderne se voit d’emblée campée en deux représentations : le pallikare intrépide, luttant pour la liberté, et la femme humiliée, victime sous le joug. Ce ne sera pas la dernière fois.
1821 oblige, la scénographie fait suivre ces peintures d’un moulage de la Vénus de Milo, retrouvée en 1820. Il ne partage guère qu’une proximité temporelle avec la révolution de 1821. Ce suivi chronologique obscurcit le propos, comme lorsque se retrouvent juxtaposés des peintures grecques fin XIXe et les relevés de la mission Millet de 1892-1898, fondatrice des études byzantines en France. La peinture pompière et érotico-orientaliste Le butin, de Rallis, a beau avoir pour cadre une église orthodoxe, le lien est ténu avec les documents des byzantinistes français. De fait, l’exposition diffuse une sensation de bric-à-brac que ne dissipent ni la beauté ni l’intérêt des œuvres.
S’il y a eu évidemment des « échanges » entre la France et la Grèce, ils ont été inégaux. Toute la très belle salle consacrée aux fouilles françaises de Delphes en donne une bonne idée. Au centre, la colonne des danseuses baigne dans la musique de Debussy (« Danseuses de Delphes »), inspiré alors par cette découverte archéologique. Plus loin, une robe du couturier Fortuny répond en écho aux péplos des statues. À l’inverse, on nous informe que le peintre Theodoros Rallis (1852-1909) était élève de Jean-Léon Gérôme, que la sculptrice Maria Kassaveti (1843-1914) l’était d’Auguste Rodin, entre autres. On verra ainsi des Grecs symbolistes, impressionnistes, fauves, naturalistes, tous sous influence française. Ces peintures sont souvent de toute beauté et il est important que le public français en prenne connaissance grâce à cette exposition salubre. Cela ne doit pas faire oublier les modalités de ces circulations franco-grecques. Les artistes d’Europe de l’Ouest s’inspiraient de la Grèce antique tandis que les artistes grecs modernes se voyaient formés par l’Europe contemporaine. L’asymétrie saute aux yeux, sans qu’elle soit jamais formulée. Elle reflète aussi la position dominée de la Grèce moderne par l’Europe de l’Ouest, loin du récit irénique et de l’agréable lissage qui nous est offert. Les merveilleuses fouilles de Delphes, c’est aussi un village entier rasé puis reconstruit plus loin… sans son monastère du XVIIIe siècle. Le fait est mentionné, en passant.
L’exposition s’aventure avec timidité sur ce terrain plus conflictuel en accueillant, en toute fin de parcours, quelques tableaux de l’omada techni, le « Groupe art », composé d’artistes grecs qui montrèrent à Paris en 1919 des œuvres modernistes. Que n’avaient-ils fait… Non inspirée par l’Antiquité, l’exposition fut vertement critiquée en France, les critiques n’y retrouvant pas l’image idéale (comprendre « antique ») que les Parisiens se faisaient alors de l’art grec. Qui étaient ces Grecs sans colonnes, chapiteaux, héros et autres Olympes ? La présence de ces œuvres au Louvre a tout de l’hommage tardif et laisse le public sur une note bien pessimiste : les choses ont-elles tant changé ?
Une image de la Grèce et de l’art grec moderne s’esquisse. De manière révélatrice, elle élude l’occupation ottomane. De la période allant de 1675 à 1821, seuls trois objets sont montrés : deux couvre-lits et un coffre peint, « d’inspiration ottomane ». Comme si les Grecs n’avaient pas été eux aussi ottomans, sujets chrétiens d’un ensemble multiculturel dominé par les Turcs. Plusieurs siècles d’art et d’artisanat populaires sont ainsi résumés, escamotant des échanges culturels qui, pour n’avoir pas été désirés, n’en restent pas moins constitutifs de l’identité grecque moderne. Toute la différence entre le Bénaki et cette exposition est là : le Louvre présente l’identité grecque comme le produit de l’Antiquité et de Byzance… et des académies européennes du XIXe siècle. Image vraie, mais partielle. Qu’est devenu l’ancrage balkanique et, lâchons le mot, oriental et populaire de la Grèce moderne ? C’était tout le risque de s’aventurer à donner « une définition de la Grèce moderne ». Quelque vaste et ambitieuse qu’elle soit, l’exposition ne parvient pas épuiser son sujet.