Voir le vivant

Lorsqu’en lisant Estelle Zhong Mengual on se prend à se souvenir de Paul Claudel, c’est moins en vertu de l’affinité qu’aurait pu entretenir l’autrice d’Apprendre à voir avec l’auteur de L’œil écoute sur le plan de l’initiation au regard qu’en raison de ce qui les sépare sur celui du ton et de la méthode.


Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir. Le point de vue du vivant. Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », 256 p., 29 €


Ainsi, Claudel prévenait aimablement les lecteurs de son Introduction à la peinture hollandaise qu’il n’était pas venu passer le mois d’avril en Hollande pour se « rouler dans les tulipes », tandis que l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual invite les siens à partager son existence dans le Vercors, parmi les fleurs, les insectes, et les oiseaux qui font leurs nids de ses cheveux lorsqu’elle les brosse au seuil de la maison qu’elle y occupe avec son mari.

C’est probablement en sa compagnie qu’elle passe ces vacances en Ardèche au cours desquelles, raconte l’autrice, l’indifférence d’un kayakiste apprenant par sa bouche le nom des vautours percnoptères qu’elle contemplait alors lui fait saisir combien ses semblables se sont déshabitués des êtres vivants qui les entourent, au point que la révélation des noms qu’ils portent ne produit plus sur eux aucun effet. « Révélation » est bien le mot, car sa déception rappelle à l’essayiste toutes les fois où un naturaliste, en les prononçant devant elle, était « persuadé de déclencher une conversion de saint Luc » parmi les membres de son auditoire.

Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, d'Estelle Zhong Mengual

Cette référence au saint patron des peintres, fût-ce en un trait d’humour, s’avère pourtant à la lecture moins secondaire qu’il n’y paraît. Elle annonce en effet le style du livre, empreint d’un prosélytisme explicitement présenté comme tel, auquel le recours insistant aux paraboles personnelles donne cependant un tour plus théologique que ne semble l’avoir présumé l’autrice. Peut-être cette autre affinité claudélienne contrariée explique-t-elle qu’Estelle Zhong Mengual succombe avec enthousiasme à cette manie française de l’apologue, laquelle, bien qu’elle rivalise sous sa plume avec la manie américaine de l’anecdote, suscite immanquablement, chez le lecteur averti des profitables leçons qu’on s’apprête à lui dispenser, un léger surcroît d’agacement.

Au fil d’Apprendre à voir, on en vient ainsi à guetter avec un peu d’appréhension les passages en caractères italiques destinés à signaler la prochaine introspection. « À l’instant où j’écris ces pages, il y a sur ma table de travail, au milieu du café et des livres, une figue que j’ai cueillie hier dans le jardin. » La parenthèse qu’ouvre l’autrice de cette manière l’amène à évoquer l’ingestion de ladite figue, « et croquant dans le fruit, assimilant dans son corps le morceau de corps d’un autre, l’animal accomplit ce que la plante a déposé dans le fruit : l’élan irrésistible de disséminer de nouvelles vies ailleurs ». Estelle Zhong Mengual décèle cette fois dans ce nouvel élan « toute la force du phénomène que l’on appelle la coévolution » s’exprimant « par-delà la différence des corps, par exemple entre une figue et une historienne de l’art ».

À partir de ces quelques lignes, on ne saurait décider une bonne fois pour toutes si le choix de la figue, associée à l’arbre de la connaissance dans les textes anciens, est délibérément d’ordre religieux. C’est-à-dire aussi volontairement connoté, par exemple, que l’expression « croquer dans le fruit », ou que l’acte d’incorporation qui s’ensuit ; lequel est à son tour décrit en des termes presque aussi mystérieux que peuvent l’être les voies de la dissémination vitale auxquelles il donne son « élan ». De même, on ne saurait déterminer dans quelle mesure affirmer en introduction qu’« apprendre à voir le monde vivant passe par le fait d’apprendre à se rendre sensible à son prodigieux propre » emprunte au vocabulaire de la grâce ; ni jusqu’à quel point qualifier la rencontre avec un papillon de « don ouvert à l’œil qui passe du temps à apprendre à voir » ressortit au thème de l’épiphanie ; ou bien encore s’il faut juger que l’ultime assertion de l’essai – « chaque jour est une occasion inouïe et renouvelée d’apprendre à voir » – en appelle ou non au registre du miraculeux.

Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, d'Estelle Zhong Mengual

« Le cœur des Andes » par  Frederic Edwin Church (1859)

Un historien de l’art qui se ferait « pisteur […] à la recherche d’indices », comme l’y invite Estelle Zhong Mengual, estimerait au minimum qu’il y a faisceau, et présomption. Une présomption qui s’étend d’ailleurs progressivement à l’équilibre même de l’ouvrage : s’agit-il d’employer ce type de références afin de situer le propos scientifique dans un champ de références familières ? Ou bien d’user de l’histoire de l’art comme d’un champ d’expérimentation propice à « enrichir cet équipement » mental que l’autrice entend fournir à ses lecteurs pour, avec eux, « travailler à enrichir notre culture du vivant » ? Car si, à ses yeux, l’enjeu est de se demander, à partir des enseignements de l’histoire naturelle et de l’histoire de l’art, « quelles pratiques [nous pouvons] mobiliser pour transformer notre œil à l’égard du vivant », la transformation qu’elle appelle de ses vœux a ceci de paradoxal qu’en prenant l’enrichissement et la religiosité pour horizons elle se termine en terre pour le moins connue.

Que ce résultat corresponde ou non aux intentions initiales d’Estelle Zhong Mengual, son livre a, sous ce rapport, quelque chose de terriblement contemporain, y compris par les indécisions et les confusions qu’elle y entretient, et par l’apparente évidence de ses postulats de départ, qu’ils soient épistémologique, critique ou heuristique. Le premier constate, à la suite de Philippe Descola, l’avènement d’un « grand partage de l’enchantement » qui a imposé l’idée selon laquelle « seule la science peut apporter des savoirs sur le monde vivant ». Le deuxième, que « l’histoire de l’art s’est principalement intéressée jusque-là au vivant comme parlant du monde humain », et non pour lui-même. Le troisième postulat, que certains peintres possèdent cependant « une capacité d’effraction par rapport aux conceptions en cours du monde vivant », qui confère à leurs œuvres une puissance de révision – voire de révélation – de la part du vivant et de sa réserve. Ce triple constat conduit l’autrice à promouvoir à l’inverse une autre démarche, qu’Apprendre à voir entend par conséquent « inaugurer : une histoire environnementale de l’art ».

Il n’y a pas lieu de discuter la légitimité ou la nécessité de ce bond disciplinaire, seulement les moyens d’y parvenir. Nommer une épistémè, en l’occurrence celle de ce « Grand Partage » (qu’Estelle Zhong Mengual dote au passage de majuscules), ne revient pas à en produire l’analyse, pas plus que prononcer le nom d’une plante ne suffit, reconnaît-elle en préambule, à dessiller le regard. Ajouter une branche nouvelle à une discipline longtemps aveugle à ses propres motifs peut bien impliquer de porter attention à des peintres ordinairement négligés par l’historiographie de l’art européenne, comme elle le fait en commentant dans le détail Au cœur des Andes (1859, Metropolitan Museum) de Frederic E. Church ou Une tempête dans les Rocheuses, Mont Rosalie (1866, Brooklyn Museum) d’Albert Bierstadt. Mais ne pas suggérer que l’extrême fidélité artistique et scientifique à l’égard du vivant dont ces deux peintres font montre dans leurs tableaux respectifs puisse aussi se comprendre en termes religieux (l’image parfaite réfléchissant la perfection de la Création), c’est éluder leur parentèle avec leurs homologues européens, qu’il s’agisse des paysagistes classiques français ou romantiques allemands et anglais.

Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, d'Estelle Zhong Mengual

« Une tempête dans les rocheuses » d’Albert Bierstadt (1866)

Dans ce contexte, le rapprochement que propose Estelle Zhong Mengual entre la toile de Bierstadt et Le 3 mai 1808 de Goya (1814) est pour le moins inattendu, même après avoir lu sa comparaison du tableau de Church avec Le balcon de Manet (1868). L’historienne de l’art y soutient au préalable que, traditionnellement, les peintres appliquent une touche lisse aux personnages humains et fragmentée aux éléments végétaux. « C’est une manière très simple pour le peintre de signaler ce qui a de l’importance dans le tableau », énonce-t-elle, prenant pour exemple, non pas un élément humain et un autre végétal, mais le rendu lisse du visage de Berthe Morisot dans Le balcon et la facture présentée comme fragmentée de celui de l’autre figure féminine, Fanny Claus.

Or, d’une part, le visage de cette dernière est peint de manière floue (donc lisse) et non pas fragmentée, et, de l’autre, le bouquet dans ses cheveux ainsi que la plante en pot près de Berthe Morisot sont quant à eux bel et bien fragmentés, ce qui ne diminue pourtant en rien leur importance. D’autant moins, en effet, que Manet se voyait précisément reprocher par la critique de son temps de tout peindre de façon égale, Théophile Thoré observant par exemple que « les têtes devraient être peintes autrement que les draperies, avec plus d’accent et de profondeur ». Remarque qui consonne étrangement avec celle qu’Estelle Zhong Mengual formule à propos d’Au cœur des Andes : « Frederic Church fait ce geste inouï de peindre les végétaux comme des visages ». Inouï mais commun, pourtant, à certaines orientations modernistes, et qui pourrait, par conséquent, s’apparenter chez Church à une forme d’anthropologisation du vivant, que, de son côté, Manet entreprend de picturaliser.

En s’en prenant à la tendance permanente à la symbolisation dans la représentation artistique occidentale, Estelle Zhong Mengual pointe pourtant un défaut véritablement structurel parce que commun à la conception des œuvres et à leur réception. Elle touche d’autant plus juste lorsqu’elle soutient que « ce régime de lisibilité contribue paradoxalement à rendre le monde vivant illisible » qu’il concourt plus largement à invisibiliser d’autres figures, notamment humaines, qui furent longtemps admises au sein d’une œuvre à condition de ne pas y valoir par elles-mêmes. Apprendre à voir laisse, par conséquent, le sentiment d’une occasion manquée, ce qui est d’autant plus dommage que, en invitant à poser sur le vivant un autre regard à travers la peinture, l’autrice en vient à priver celle-ci de sa visibilité propre.

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