Une traduction musicale et hospitalière de « Mrs Dalloway »

L’occasion est trop belle pour qu’on passe à côté. Une nouvelle traduction de Mrs Dalloway vient de paraître. De quoi « sauter dans la joie, dans le jour ! ». On la doit à la romancière Nathalie Azoulai, à qui le néo-racinien Titus n’aimait pas Bérénice a valu le prix Médicis en 2015. À l’origine de sa volonté de s’attaquer à un grand classique du modernisme, une double motivation. La conjoncture sanitaire qui veut que la traduction, entamée lors du confinement covidien, lui ait remis en mémoire l’épidémie de grippe espagnole, à laquelle Mrs Dalloway survit. L’histoire immédiate, avec le malheureux Brexit, synonyme d’éloignement de la Grande-Bretagne aimée. Quand traduire, c’est rapprocher, c’est faire œuvre d’hospitalité.


Virginia Woolf, Mrs Dalloway. Trad. de l’anglais par Nathalie Azoulai. P.O.L, coll. « #formatpoche », 384 p., 9,50 €


Réponse de la bergère au berger, Mrs Dalloway (1925) entendait clouer le bec à l’Ulysse joycien (1922). À la journée dublinoise de l’un fera écho la journée londonienne de l’autre. Une femme prend la place d’un homme, et les fleurs que Clarissa décide d’acheter « elle-même », au début du roman, recouvriront la fange. Par une journée de juin 1923, aux allures d’un printemps longtemps retardé, pour cause de (grande) guerre, tout finit par sortir de terre : les feuilles sur les arbres, Mrs Dalloway qui décide de marcher dans les rues de la capitale, seule ou en compagnie de bien d’autres encore, dont Peter Walsh, son ancien amant. Tout bourgeonne, élans amoureux, souvenirs, mais aussi traumatismes, comme lors du « cruel » mois d’avril éliotien. Surtout, tout gravite autour d’elle.

Tantôt nonne (« Telle une nonne qui se retire ou un enfant qui explore une tour, elle monta, s’arrêta devant la fenêtre, entra dans la salle de bain […] Toujours plus étroit serait son lit ») tantôt sirène, avec sa robe vert-argent, et son air d’une créature flottant dans son élément, mais que l’âge aurait blanchie, ce sont, à chaque fois, de véritables stances poétiques qui exaltent la séduction de Clarissa ; la maîtresse de maison pas aussi admirable qu’elle en a l’air inspire à qui la croise de véritables stances poétiques. Près de cent ans plus tard, elles n’ont pas pris une ride.

Nathalie Azoulai propose une traduction musicale de « Mrs Dalloway »

Virginia et Leonard Woolf (vers 1912) © D.R.

Est-ce à dire que nous sommes toujours dans son sillage, comprenons à la remorque du courant de conscience et de la transparence intérieure que Woolf a beaucoup fait pour perfectionner ? Sillage, le roman le met partout en œuvre. Sillage laissé par la limousine noire dans laquelle trône une mystérieuse créature (le Roi ? La Reine ?) : il est si léger, ténu et inédit « qu’aucun instrument de mesure, même assez fin pour capter des chocs sismiques en Chine, n’aurait pu en enregistrer la vibration, redoutable pour tous, émouvante pour chacun ». Mais sillage que la phrase woolfienne, à l’évidence, enregistre, de pair avec les remous retombant sous la surface, [qui] « avaient heurté quelque chose de plus profond ». Sillage, encore, du vent qui gonfle le rideau jaune « avec tous ses oiseaux de paradis » : « et un battement d’ailes s’engouffra dans la pièce, puis, fini, le rideau s’aplanit ». Avant de se gonfler à nouveau, en réponse à l’appel d’air causé par la chute mortelle de l’ex-soldat Septimus Smith, qui vient de se défenestrer, alors que Clarissa s’apprête à donner « sa » grande soirée. Sillage, d’un mot, laissé par la maîtresse de maison, « l’hôtesse parfaite », qui ne semble vivre que pour ça : les soirées, auxquelles se rendra ou non le Premier ministre. À l’apogée de son triomphe (social), un désastre (intime) la menace, qu’elle se fait fort de surmonter.

Jamais le futile ou le frivole (son « archéologie », pour emprunter un titre à Jacques Derrida) et le grave et le profond n’ont fait aussi bon ménage : « Car c’est bien la vérité que notre âme, se dit-il, notre moi, tel un poisson, habite en eaux profondes, vogue dans les ténèbres et se fraie un chemin entre les algues géantes, les espaces ajourés de soleil, puis replonge encore et toujours vers l’obscur, le gouffre glacé, l’insondable, mais soudain le voilà qui resurgit à la surface, s’habille de vague et de vent, exprime son irrépressible besoin de se frotter, de gratter, de grésiller dans les bavardages. »

Et le paradoxe du roman demeure intact, qui creuse « un puits de larmes, de larmes et de chagrins, de courage et d’endurance » au cœur des signes les plus superficiels qui soient. Une mondanité haïssable, cultivée par ces « snobs » d’Anglais (et d’Anglaises), mais une angoisse, une « affreuse frayeur », sinon amies, du moins familières à Woolf, car tapies, comme chez Henry James, dans la jungle des salons et autres escaliers à (bien) descendre, et qui se manifestent aussi bruyamment que « l’horreur, l’horreur » conradienne. L’une comme l’autre auront, de fait, beaucoup fait pour fracasser la gloire de l’Empire, d’abord et avant tout colonial et patriarcal.

Tout ceci est connu, ne manquera-t-on pas de faire observer. Mais ce qui nous vaut cette nouvelle traduction, de fort belle venue, signée Nathalie Azoulai, a beaucoup à voir, justement, avec l’hospitalité prêtée à Mrs Dalloway. Comment faire qu’aux « immenses ressources de la langue anglaise, [au] pouvoir qu’elle accordait, un grand pouvoir, à ceux qui verbalisent leurs sentiments » répondent d’autres ressources, françaises, tout aussi immenses, mais différemment agencées ou disposées ? Tel est le défi brillamment relevé par la traductrice. Donnant le sentiment d’avoir médité les leçons d’un Antoine Berman sur la dimension éthique de la traduction, laquelle se doit de réserver le meilleur accueil qui soit à l’Autre en tant qu’Autre, Azoulai se fait puissance d’hébergement, après d’autres, Pascale Michon, la dernière en date (1993), mais, avant elle, il y eut Marie-Claire Pasquier (1981) et, plus loin encore, Simone David, première traductrice de Mrs Dalloway dès 1929.

Nathalie Azoulai propose une traduction musicale de « Mrs Dalloway »

En son « auberge du lointain » (Berman) aux allures, ici, de grande demeure aristocratico-bourgeoise, Nathalie Azoulai ne reçoit pas, elle trouve. Elle trouve à convertir l’autre langue, vraiment autre, celle-là, puisque souvent aux antipodes de la mondanité. Car échappée d’une bouche ô combien grossière, simple trou dans la terre, tapis de racines fibreuses et d’herbes noueuses : « ce babil gargouillant de bulles parvenait à s’infiltrer dans l’inextricable écheveau de racines, ossements et trésors, pour s’écouler en rigoles le long du trottoir de Marylebone Road, en bas vers Euston, avec ses limons, ses traînées humides ». L’étrangeté d’origine, en héritière revendiquée de Woolf et de ce qu’elle nomme ses « acquis », mais aussi en continuatrice de Nathalie Sarraute et des « mouvements souterrains à la fois impatients et craintifs » inspirés par son art de la « sous-conversation », Nathalie Azoulai la fait sienne : « and a sort of stir and rustle rippled through every one openly » : « chacun y alla de son élan susurré, de son froissement tout bruissant ».

Inévitablement, en certains endroits du texte, Azoulai sur-traduit, emportée par un élan, bien français, qui vise à lisser en arrondissant les angles (suppression des parenthèses, remplacement des points-virgules par de simples virgules, réagencements dictés par une apparence de logique). Une seule fois, même, elle sur-interprète : « Death was defiance. Death was an attempt to communicate, people feeling the impossibility of reaching the centre which, mystically, evaded them; closeness drew apart; rapture faded; one was alone. There was an embrace in death. » « La mort était un défi, la mort essayait de dire, les gens ressentaient l’impossibilité d’atteindre le cœur mystique qui leur échappait. Il n’y avait plus que des intimités à la dérive, des extases pâlies, de la solitude, alors mourir pour se blottir. »

Abstraction faite de la fluidité à laquelle parvient le français, là où l’anglais scande en séparant, mais également de la mise en exergue du point sur le i (« alors mourir… »), le verbe « se blottir » ne semble pas étayé par l’anglais, qui parle plutôt de la mort comme d’une étreinte plus mortellement voluptueuse (Liebestod) que celle d’un enfant blotti contre sa mère.

Mais reconnaissons que c’est là lui chercher, bien inutilement, des poux dans la tête. À l’image de la « flambée de reflets » dans laquelle les personnages de Woolf se frayent un chemin, entre nerfs qui cassent, lames de couteau largement ouvertes et fleurs portées « comme on porte une arme », la traduction musicale que livre Azoulai – « Il sombra, s’enfonça dans le duvet, les plumes d’un sommeil profond, si lourd, si sourd » – s’impose comme une réécriture accomplie, qui détruit l’original autant qu’il le sublime. Ce sont ses propres « phrases » qu’elle rend obvies, ainsi que le dirait Chantal Delourme, dans Et une phrase… Virginia Woolf, écrire dans l’entre-deux-guerres (ENS, 2021). Plus d’une langue, plus d’une phrase… à nulle autre pareille. De fait, l’explicit du roman ne s’y trompe pas : « For there she was » / « Elle arrivait, elle était là ».

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