Au printemps des monstres de Philippe Jaenada est certes le récit d’un fait divers – le meurtre du jeune Luc Tarron, en 1964. Mais c’est surtout un livre qui raconte le mal qu’on ne voit pas d’évidence, le basculement d’une époque, la quête d’un homme qui se cherche, l’invention d’une forme littéraire originale, une réflexion sur le genre même de l’enquête et sur le pouvoir de la littérature.
Philippe Jaenada, Au printemps des monstres. Mialet-Barrault, 752 p., 23 €
Raconter, reconstituer, explorer des faits divers, sous toutes sortes de formes, semble une démarche qui a envahi depuis plusieurs années notre espace médiatique au sens large. Émissions de télévision ou de radio qui les dissèquent, journalistes et écrivains qui s’y consacrent avec une grande énergie et un succès évident. On en étoufferait un peu, au bord de la saturation. Trait de l’époque fascinée par la violence et sa médiatisation, rapport au réel compliqué, engluement de la fiction, essor d’une littérature hybride qui fait de l’enquête un moteur du récit… Les hypothèses sont légion pour expliquer la profusion des livres – de qualité fort diverse, avouons-le – qui se proposent, dans des proportions diverses elles aussi, de se nourrir de faits divers.
Depuis le célèbre De sang-froid de Truman Capote (1966), le fait divers est clairement sorti du champ de la fiction policière ou du militantisme. Certes, les faits divers ont toujours nourri les écrivains – on pensera à Flaubert, Maupassant, Tourgueniev et leurs amis qui fréquentaient assidument les cours d’assises –, mais le récit d’enquête (auquel En attendant Nadeau a consacré un dossier très riche en 2019) a gagné une audience, une place dans le paysage littéraire qui ne peut laisser indifférent, questionnant autant nos habitus de lecteur que le rôle de la fiction. C’est dans cette atmosphère que, depuis près de dix ans, Philippe Jaenada écrit des livres-enquêtes sur de grands faits divers du XXe siècle.
Depuis son ouvrage sur Bruno Sulak (2013), voyou plein de panache qui, dans les années 1980, signe quelques-uns des plus audacieux braquages de la période, puis avec son très beau livre consacré à l’affaire Pauline Dubuisson, La petite femelle (2015), ou La serpe (2017), son récit plus poussif sur le meurtre de la famille Girard dans le Périgord en pleine Occupation dont on soupçonne Georges Arnaud, le romancier du Salaire de la peur, d’être l’auteur, Jaenada fouille les archives d’une sorte de mémoire secondaire de la France moderne. Il y raconte autant des affaires criminelles que le basculement d’une société tout entière dans une modernité effrénée, et il y explore sa propre existence, l’entremêlant au processus même de l’écriture.
Lorsqu’on lit Jaenada, on découvre à la fois une investigation minutieuse de laquelle se dégage un parti pris clair, une reconstitution ahurissante du réel, et une sorte de quête existentielle d’un écrivain qui se cherche, s’interroge, se démultiplie au gré des digressions ou des démarches qui nourrissent son travail. C’est cette hybridité, cette mise en scène, comme en abyme, qui fait la richesse du travail de Philippe Jaenada, qui lui donne une couleur inimitable, un ton, une sorte de verve exponentielle qui parfois nous déborde un peu. Il parvient à raconter des faits précis, uniques, en même temps qu’il élargit son récit à une histoire collective tout en l’intégrant à une démarche autobiographique ; il parvient à trouver une sorte d’équilibre subtil qui transmue l’enquête singulière en une réflexion sur la manière dont la littérature peut contenir le réel, lui donner forme sans demeurer dans le documentaire ou une sorte de secondarité narrative. Ce n’est certes pas une mince affaire !
Son nouveau livre fonctionne de cette manière singulière, comme au croisement de plusieurs formes, entre objectivité du fait et subjectivité introspective. Dans Au printemps des monstres, Philippe Jaenada se plonge dans l’une des affaires les plus mystérieuses et les plus médiatisées des années 1960. On découvre, au matin du 27 mai 1964 (c’est, à deux jours près, la date de naissance de l’écrivain), dans le bois de Verrières, le corps d’un enfant de onze ans, Luc Taron, disparu la veille à Paris. On ne comprend rien aux circonstances de son enlèvement et aux raisons de sa mort, alors qu’un homme mystérieux inonde les parents, la presse et les autorités de lettres anonymes terribles signées « L’Étrangleur ». Peu après, Lucien Léger est arrêté ; il sera condamné et purgera l’une des peines les plus longues de l’histoire judiciaire française. Mais, après des aveux, l’accusé se rétracte, accuse sans accuser, comme pris au piège de sa défense, menée de manière plus qu’étrange par le célèbre Maurice Garçon.
Il ne sert à rien – ce serait presque contre-productif – de résumer l’affaire ou d’en donner les détails. Laissons au lecteur la découverte d’un écheveau d’une complexité folle. Car ce qui compte dans le projet de Philippe Jaenada, ce n’est pas vraiment l’énorme travail d’enquête qui s’appuie en grande partie sur le livre de Stéphane Troplain et Jean-Louis Ivani, Le voleur de crimes (2012), prenant le parti de l’innocence de Léger qui se serait auto-accusé d’un crime commis par d’autres, mais bien la forme que l’auteur adopte et les interrogations qui en émergent. Au printemps des monstres obéit à une progression très étonnante qui compense l’impression parfois étouffante de faits accumulés, de journaux épluchés avec un soin presque maniaque, par l’attention prêtée à une procédure décrite dans les moindres détails, aux témoignages nombreux et contradictoires rassemblés, à la matière même de l’enquête, donc. Jaenada imagine une composition périphérique, un régime narratif très particulier – le seul exemple proche qui vient à l’esprit serait le fascinant Ma part d’ombre de James Ellroy, paru en 1996 –, qui d’abord pose l’ensemble des faits, puis à partir de ceux-ci déploie une sorte de contre-enquête qui les reprend et les reconfigure en les intégrant à sa propre expérience (ici, celle de la maladie). C’est ce mouvement du livre qui lui donne sa valeur.
Sinon, ce ne serait qu’une énième fiction plus ou moins légitime fondée sur un fait divers sordide. Ce que propose l’écrivain, c’est un déplacement du centre de gravité du fait divers. À partir de la matière factuelle décrite avec un luxe de détails et de scrupules qui peut par moments franchement lasser, dans la première partie, il se focalise sur les protagonistes secondaires de l’affaire Taron-Léger pour les portraiturer, avec le même soin maniaque, comme des êtres ambigus, interlopes, franchement déplaisants. C’est la complexité de leurs présences – au premier chef, celle du père de la victime, qui fait frémir –, de leurs activités et de leurs comportements qui nourrit le récit de Jaenada. Il porte la lumière sur eux, les monstres véritables, que la figure expiatoire du criminel masque résolument. Si l’on ajoute que Léger lui-même produit un imbroglio de déclarations plus ou moins fantaisistes et mythomaniaques, on a affaire à un écheveau presque inextricable de fictions qui se superposent les unes aux autres. C’est ce millefeuille que l’écrivain met au jour, reconfigurant une lecture morale alternative du fait divers, le déployant soigneusement, par une concentricité méthodique, instaurant la périphérie contextuelle comme le centre du récit lui-même.
C’est ce processus que Jaenada pousse à l’extrême en consacrant la dernière longue partie de son livre à l’épouse de Lucien Léger, femme fragile, physiquement débile, se débattant aux franges de la folie, seule clarté au milieu de ténèbres inextricables. Plus le livre avance, plus on s’éloigne de l’affaire, comme si Jaenada considérait celle-ci comme un potentiel, une pure matière qui vient interférer avec son existence, le faisant revenir sur qui il est, comment il conçoit la justice, sur sa morale. Le fait divers devient alors un espace strictement potentiel – c’est pourquoi il dépasse le tout-venant des récits à la mode – dans lequel on découvre non pas l’unicité d’un événement mais la place qu’il occupe dans un imaginaire collectif. Ce que raconte Au printemps des monstres, autant qu’une enquête fouillée et fascinante, c’est une époque, les années 1960, qui fait basculer la France dans la modernité, une société hantée par les fantômes du passé récent qui ressurgissent, une société contradictoire, aux prises avec toutes sortes de dénis, de non-dits qui l’empêchent et la poussent à avancer. En racontant le fait divers, Jaenada ne se complait pas dans un voyeurisme ou un sensationnalisme de mauvais aloi. Il invente une forme narrative, longue et éprouvante il faut l’avouer, mais qui interroge en profondeur les moyens du récit, sa complexité, les questions morales et intimes qui se jouent quand on se saisit des existences d’autrui et qu’on les exhibe en même temps que soi. Il questionne un geste d’écriture qui nous rappelle la difficulté de juger, de reconnaître les monstres véritables, de ne pas se satisfaire des évidences, de les nommer, de les connaître. Une difficulté dont, peut-être, seule la littérature peut, paradoxalement, s’approcher.