Sept siècles avec Dante
La « Bibliothèque de la Pléiade » publie désormais des volumes qui ne visent plus à l’exhaustivité de l’œuvre. S’agissant de Dante, la nouvelle édition n’est pas censée annuler la précédente mais s’y ajouter, en appliquant une autre logique. Grâce à quoi nous disposerons dans la même collection de deux traductions exemplaires, celle de Jacqueline Risset au miroir de celle d’André Pézard.
Dante, La Divine Comédie. Trad. de l’italien par Jacqueline Risset. Édition publiée sous la direction de Carlo Ossola avec la collaboration de Jean-Pierre Ferrini, Luca Fiorentini, Ilaria Gallinaro et Pasquale Porro. Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1 488 p., 62 € jusqu’au 31 mars 2022
Dante Alighieri, Le Paradis. Trad. de l’italien par Michel Orcel. La Dogana, 480 p., 35 €
La « Bibliothèque de la Pléiade » en est à son troisième moment, chacun obéissant à une logique propre. Cette évolution d’une collection de prestige est révélatrice d’un air du temps et intéresse à ce titre. Il s’est d’abord agi de simplement regrouper en un seul volume toutes les œuvres (ou tout un ensemble) d’un même auteur. On avait ainsi une Comédie humaine ou une Recherche du temps perdu respectivement en dix et trois volumes, présentées à nu, sans introduction ni notes d’aucune sorte, ou quasiment. Et, bien sûr, sans apparat critique. En ce temps-là, Shakespeare tenait en deux volumes, comme le Théâtre de Claudel ou les Mémoires d’outre-tombe. C’était assez commode. Et puis la doctrine a changé au profit d’une volonté savante, l’objectif devenant de proposer des éditions de référence, riches d’un apparat critique développé et de notes explicatives consistantes. Dans cette perspective, le paratexte peut alors occuper un bon tiers du volume, quand ce n’est pas davantage. L’exhaustivité des œuvres rassemblées peut aussi être accrue de textes précédemment tenus pour mineurs voire dénués d’intérêt. C’est ainsi que, passant d’Œuvres à Œuvres complètes, le Nerval a grossi de 50 %.
Cette logique se comprenait bien. Depuis quelque temps, une autre prévaut, qui n’est plus celle de l’exhaustivité, au contraire. Des textes disparaissent de cette Bibliothèque, voire des auteurs. Ainsi de Germain Nouveau qui avait donné les deux tiers de son épaisseur à un volume qui lui était consacré en même temps qu’à un Lautréamont dont les œuvres complètes tiennent en 250 pages. Ç’avait été une belle occasion de découvrir ce poète peu connu qui avait « attaqué en justice ceux qui le firent paraître contre son gré ». Le deux cent dix-huitième volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » est désormais bien amaigri, même en ajoutant à Maldoror une sélection de « Lectures de Lautréamont ». Cruel destin que celui de ce poète, familier de Verlaine et de Rimbaud, qui eut l’honneur d’être pléiadisé et qui sombre désormais dans les oubliettes.
Dans le nouveau volume consacré à Dante, la disparition à déplorer est celle de tous les textes autres que la Divine Comédie. Il est vrai toutefois que le volume qui paraît cet automne, un mois après le septième centenaire de la mort de Dante, n’annule pas celui qui parut en 1965, pour le septième centenaire de sa naissance. On retrouve en revanche la même compensation que pour Lautréamont privé du compagnonnage de Germain Nouveau : l’ajout de brefs textes littéraires à lui consacrés. Comme si ce petit panorama, forcément très incomplet, était plus éclairant sur un auteur majeur et difficile que la présentation de textes réputés mineurs et assurément peu aisés à trouver en librairie.
Une autre caractéristique de cette nouvelle édition de la Divine Comédie est d’être bilingue, tout comme les huit volumes du nouveau Shakespeare ou certaines des anthologies poétiques. Si l’on peut difficilement se déclarer hostile à ce bilinguisme, il n’est pas interdit de s’interroger sur son extension. On peut comprendre qu’une anthologie de la poésie chinoise ne soit pas bilingue mais qu’en irait-il d’une (éventuelle) anthologie de la poésie russe ? L’affaire se résume-t-elle à un problème d’alphabet ? Est-il bien utile d’éditer des œuvres complètes de philosophes sans jamais en donner le texte original ? L’éditeur peut à bon droit répondre que cette collection est destinée aux « honnêtes hommes » et non à des professionnels. Mais cette logique de « culture générale » trouve sa limite avec un volume comme celui consacré aux présocratiques : que peut en tirer un lecteur qui ne dispose pas d’un texte grec, au reste difficilement trouvable ?
Admettons l’exception des poètes, mais pourquoi si peu d’entre eux, Goethe n’ayant même pas droit à un recueil de poèmes ? Ni l’anglais de Shakespeare, ni l’italien de Dante ne sont d’accès très commode. Et qui maîtrise leurs langues peut aisément acquérir de belles éditions, y compris, pour Dante, dans une collection italienne qui se présente comme une petite sœur de la « Bibliothèque de la Pléiade ». Il est évidemment plus chic d’avoir une Pléiade bilingue – pourvu qu’on ne le paye pas de disparitions regrettables.
Pour son édition de 1965, André Pézard avait obtenu une dérogation à la règle de la collection de rejeter toutes les notes en fin de volume. Elles figuraient donc au fil du texte, occupant une bonne proportion de la page, parfois plus de la moitié. Cette nouvelle édition revient à la pratique habituelle de la collection. Les deux formules ont leurs avantages et leurs inconvénients, chaque lecteur pouvant avoir ses préférences. L’important est d’en évaluer le poids objectif, qui est du même ordre. La principale différence tient au souci des nouveaux éditeurs de commencer par une présentation de chaque chant avant d’en venir aux notes plus précises. Celles-ci sont souvent utiles pour expliciter les nombreuses allusions peu compréhensibles pour le lecteur profane. Il va de soi qu’il peut aussi s’agir d’indiquer des divergences d’interprétation. Au vers 11 du chant XXIV du Paradis, Pézard traduit spera par « miroir qui vole », expliquant qu’il s’agit du « miroir aux alouettes, symbole habituel des vains désirs qui affolent les mortels » et critiquant ces éditeurs qui oublient le sens usuel de spera « et font des allusions obscures à je ne sais quelles sphères ». Jacqueline Risset – qui n’ignore rien du travail de Pézard – traduit par « des cercles à pôle fixe ». Ç’aurait été une belle occasion d’expliciter les motivations de cette interprétation, sur laquelle un dictionnaire ne permet pas de trancher puisque les deux acceptions s’y rencontrent. Il n’y pas à blâmer l’éditeur pour l’absence d’explication, si frustrante soit-elle, on peut juste remarquer qu’un appareil de notes n’est jamais aussi complet qu’on pourrait le souhaiter, et qu’il faut bien faire des choix : il y a toujours des choses qu’on ne juge pas utile de préciser.
On peut regretter l’absence d’un index. Nul lecteur ordinaire ne saurait avoir présentes à l’esprit toutes les occurrences d’un nom dans la masse de la Divine Comédie et sa lecture est enrichie de la circulation dans le poème et des comparaisons que l’index rend possibles. C’est grâce à l’index de l’édition Pézard qu’on découvre la présence de Joachim de Flore derrière un distique du chant XX du Paradis sur « les pieds qui ont souffert de la passion », pour être nés après la venue du Christ, et ceux qui la souffriront pour être nés avant.
Est franchement problématique, en revanche, la disparition de toutes les œuvres autres que la Comédie, qu’elles soient italiennes comme la Vita nova, les Rimes et le Banquet, ou latines comme la Monarchie, l’Éloquence en langue vulgaire ou les Épîtres. On peut certes faire valoir que l’édition Pézard n’est pas supprimée du catalogue. La question est de savoir s’il vaut mieux donner à « l’honnête homme » visé un texte italien dont il ne peut douter de l’existence et qu’il pourra trouver aisément dans de multiples éditions italiennes, ou lui apprendre que le grand poète fut aussi un théoricien non négligeable. Le risque que l’on court avec un parti pris comme celui de cette nouvelle édition est de conforter l’étroite vision commune, comme si l’on réduisait l’œuvre de Beethoven à la seule Neuvième Symphonie.
S’il n’y avait qu’une raison d’acquérir ce deuxième volume de la Pléiade dantesque, ce serait bien sûr pour une traduction nouvelle qui rompe le parti adopté par André Pézard. la traduction de Jacqueline Risset, publiée entre 1985 et 1990. Ç’aurait pu être celle de Danièle Robert publiée chez Actes sud il y a une quinzaine d’années , qui a pour originalité de s’être imposé la « tierce rime ». On peut aussi apprécier celle de Michel Orcel, qui vient de paraître chez un petit éditeur romand, La Dogana. Comme son ami Philippe Jaccottet, Michel Orcel tient que « le traducteur qui, sans faire aucun contresens, tue le chant, est un malfaiteur ». Il traduit donc en poète, en n’ajoutant que le minimum de notes explicatives. Délaissant la contrainte de la rime tierce, il adopte le décasyllabe, strict équivalent de ce que les Italiens appellent hendécasyllabe car ils comptent aussi les syllabes atones. Il est dommage que cette élégante édition bilingue prenne moins la lumière qu’une collection comme La Pléiade car elle aussi pourrait faire office de beau cadeau.
Pour cette nouvelle édition, Gallimard a repris la traduction trentenaire de Jacqueline Risset, exemplaire de ce que l’on fit de plus satisfaisant à la fin des années quatre-vingt, quand on cherchait avant tout la fluidité et la limpidité. Yves Bonnefoy en fit l’éloge en 2009, au détriment de celle de Pézard. Mais, faisant de la traduction un livre qui vaille par lui-même, celle-ci reste un monument impérissable, certes pas de limpidité puisque son propos était de faire sentir la distance qui nous sépare de Dante. C’était du temps où Roland Barthes écrivait que le théâtre de Racine « nous concerne bien plus et bien mieux par son étrangeté que par sa familiarité : son rapport à nous, c’est sa distance. Si nous voulons garder Racine, éloignons-le ». On peut préférer une traduction à l’autre mais il serait aventureux d’en déclarer une mauvaise, quelque désaccord que l’on puisse avoir sur tel ou tel point. Toutes deux sont cohérentes dans l’application d’exigences opposées. L’idéal est bien sûr de détenir les deux et de passer sans cesse de l’une vers l’autre, en comparant aussi des apparats critiques dont on ne saurait dire que l’un ruine l’autre. Michel Orcel adoptant une voie moyenne entre Risset et Pézard, on pourra, pour offrir, passer par Genève et La Dogana.