Duras : comprendre ou s’enchanter ?

On se satisfait des souvenirs des films de Marguerite Duras, comme elle se satisfait de ce que deviennent ses souvenirs dans son cinéma. En revanche, ce qu’elle en dit ou en écrit laisse insatisfait. On attendait plus et mieux. L’entretien, la lettre, la conversation qui nous est proposée dans Le cinéma que je fais ouvre une brèche, sans la combler, dans notre désir d’en savoir davantage. Mais est-ce propre seulement à Duras ? Est-ce à dire que toute parole d’un, d’une artiste, ici, d’écrivain cinéaste, est inutile ?


Marguerite Duras, Le cinéma que je fais. Écrits et entretiens. Édition établie par François Bovier et Serge Margel. P.O.L, 540 p., 24 €


Les échanges publiés aux éditions Gallimard en 2014, intitulés Le livre dit, ne sont pas, à proprement parler, des entretiens, même si la conceptrice de l’ouvrage, Joëlle Pagès-Pindon, leur a donné ce nom. Ce sont plutôt des conversations qui ont lieu au même endroit, les Roches Noires à Trouville, à la même époque, 1981, pendant le tournage d’Agatha, paru le mois précédent aux éditions de Minuit, avec pour protagonistes les acteurs et les techniciens du film. Yann Andréa fait partie de l’équipe en tant qu’interprète du frère d’Agatha. On connaît la passion de l’écrivaine, âgée, pour son jeune compagnon. On connaît aussi la passion incestueuse de Marguerite Duras enfant et adolescente pour le plus jeune de ses deux frères. Pour toutes ces raisons, et pour d’autres, de structure, d’écriture, Le livre dit est un livre en soi, qui se suffit à lui-même.

Les entretiens, lettres, conversations… publiés en notes de bas de page ou en annexes dans l’édition de la Pléiade, en sus des textes proprement dits, complètent, éclairent ces derniers ou certains de leurs passages : précisions biographiques, intention de l’autrice lors de la conception de l’œuvre, points de vue plus généraux sur la littérature, le théâtre, le cinéma. Comme, en outre, l’organisation des volumes de la Pléiade obéit à l’ordre chronologique, on suit l’évolution des idées de Marguerite Duras, ou, au contraire, on apprécie leur permanence.

Le cinéma que je fais : écrits et entretiens de Marguerite Duras

La fonction du Cinéma que je fais est un peu différente, l’ouvrage ne reprenant pas certaines interventions essentielles, parce que trop connues, ou déjà publiées. Par voie de conséquence, il ne conserve, pour certains films, que des textes succincts, ne permettant pas tout à fait de répondre aux questions suscitées. En outre, longs ou courts, ces textes font référence à des œuvres dont le synopsis ou le livre d’origine sont absents, et pour cause, puisque l’ouvrage n’avait pas vocation à les republier. Pour autant, Le cinéma que je fais ne manque pas d’intérêt.

Précisons notre propos avec quelques exemples empruntés aux chapitres qui concernent Nathalie Granger, India Song, et ses films satellites ou annonciateurs : La femme du Gange, Son nom de Venise dans Calcutta désert, Le ravissement de Lol V. Stein

Commençons par Nathalie Granger. Le titre du film est le nom d’une adolescente, sa mère est Isabelle, interprétée par Lucia Bosè. Isabelle est accompagnée par une amie, interprétée par Jeanne Moreau. La maison où le film se déroule est celle de Neauphle-le-Château que Duras a achetée avec les droits cinématographiques d’Un barrage contre le Pacifique, en 1958.

Le film passe rarement dans les festivals ou à la télévision. D’où le choc qu’il produit quand on a la chance de pouvoir le visionner sans y avoir été préparé, avec ses images en noir et blanc, sa lenteur hypnotique, ses silences, ses paroles décalées par rapport aux images, l’omniprésence de la musique – toutes choses qu’on retrouvera par la suite dans le cinéma de Duras, amplifiées. C’est un film éprouvant et drôle. On garde le souvenir de son étrangeté, de sa violence extrême. Et du décor, constitué par la maison. Un souvenir précieux, qu’on veut absolument préserver, qu’on ne décrypte pas, qu’on craint d’analyser. On le questionne, ce souvenir, on s’interroge, on sait qu’on n’a pas assisté à un film policier, malgré l’angoisse qui plane, l’inquiétant et touchant étranger et intrus, interprété par Gérard Depardieu, les deux femmes statufiées, la maison musicale qui suscite le malaise en même temps que la paix, le sentiment de protection…

Duras a peu écrit et s’est peu exprimée sur ce film. Il « ne raconte pas une histoire », nous déclare-t-elle d’entrée de jeu. Le spectateur regarde ce que la caméra « regarde, voit ». Qu’est-ce qui menace ? L’emprisonnement de Nathalie Granger dans une pension  ? L’identité réelle du vendeur de machines à laver (Depardieu) ? Ou le passé de la maison, le mystère qu’elle paraît recéler : « La maison a été occupée par les Allemands pendant la guerre » ?  De même que dans la maison, on entre dans le film « pour rien, sans être prévenus », ce n’est pas le spectateur qui regarde, mais la caméra, puis c’est l’intrus : « Vous le voyez qui voit à son tour ce que vous avez déjà vu. » Duras introduit une distance, comme si ce n’était pas elle qui faisait le film, comme si elle déléguait son pouvoir de création à la technique (la caméra) ou à un personnage (l’étranger). Une distance qui dérange, qui déplace les codes, et nous installe dans la mouvance.

A-t-on gagné à lire ce texte sur Nathalie Granger à peine explicatif ? N’aurions-nous pas dû nous contenter du souvenir du film, puisqu’il ressemble à ce que Duras en dit, puisque notre souvenir ressemble à ce que Duras fait du sien ?

Le cinéma que je fais propose également un important corpus de textes qui concernent India Song et les films qui s’y rattachent. Marguerite Duras y glisse d’un propos à un autre, comme la barque sur une eau d’apparence apaisée, parfois elle se répète, et parfois elle surprend, elle apprend, elle informe. Là encore, on est pris. Et aussitôt déçu. On se dit, la lisant, qu’il vaudrait mieux, peut-être, se contenter des souvenirs qu’on a gardés, surtout, de l’éblouissement premier, d’autant plus fabuleux qu’il ne s’explique pas vraiment. Et conserver du livre quelques phrases décisives, comme celle-ci, dans laquelle Duras souhaite traiter du passé mais « soulagé, désencombré de l’accident biographique personnel […] passé de tous et de chacun à la fois ». Ou comme d’autres : « tandis qu’ils parlent, leurs bouches se taisent ». « India Song, c’est peut-être, oui, la mise en échec de toute reconstitution. S’il y a réussite d’India Song, il ne peut s’agir que de la mise en œuvre d’un projet d’échec ». « Les acteurs étaient en quelque sorte délégués pour figurer les personnages mais pas pour les jouer. »

Le cinéma que je fais : écrits et entretiens de Marguerite Duras

Marguerite Duras avec Axel Bogousslavsky sur le tournage des « Enfants » (1985) © CC/Jean Mascolo

Dans la note intitulée « L’ambassade, c’est un bateau qui prend l’eau », de quel film s’agit-il ? D’India Song ? De La femme du Gange ? Du Vice-Consul ? On a le souvenir d’avoir vu l’ambassade déshabitée, en voie de destruction, vers la fin d’India Song mais on n’en est pas sûr. Dans la « Note pour rien », Duras reparle des voix, « ce chemin de musique, il fallait le nourrir, lui accrocher des voix de chaque côté, le border […] Tout le monde parlait, voulait parler. D’elle : Anna Maria Guardi ». Et, à partir de là, elle reconstruit le film tout autant que les films. Le propos en concerne plusieurs. Son nom de Venise dans Calcutta désert (quel titre, à la fois incompréhensible, bourré de sens, et insistant comme une chanson), on est sûr, là aussi, de l’avoir déjà vu, lové, inscrit dans India Song. Duras y a filmé, dit-elle, « l’inhabitation des lieux », « une chambre d’écho différente », « un lieu inépuisable d’images », « un espace offert mais qui n’est jamais occupé », où « le son règne complètement ».

On a le sentiment qu’India Song contient tous les films qui traitent du même sujet, qu’ayant vu India Song on a vu tous les autres. C’est certainement vrai. Et faux. On le sait que Duras se répète, que c’est là son talent, son originalité : tourner sur elle-même pour chaque fois s’ancrer, pour entrer chaque fois davantage dans ce qu’elle cherche à exprimer, la mémoire d’elle-même, la mémoire de l’oubli du passé, à l’extraire, maintenant, au présent d’elle-même et du monde. Contrairement au Livre dit, qui possède son autonomie, à l’appareil critique de la Pléiade, qui analyse des moments précis d’un texte ou d’un film, on ne sait pas toujours, ici, à quelle œuvre précise le commentaire se réfère.

Dans les deux premiers cas, c’est l’intérêt pour l’œuvre qui prime ; dans le troisième, qui ne nous donne à lire que les notes restituées sans l’œuvre, il ne nous reste qu’à nous demander ce que nous y cherchons ; à nous demander si c’est l’œuvre que nous voulons questionner ou notre posture devant elle. Si nous voulons comprendre sa fabrique ou simplement nous laisser gagner par son enchantement.

On s’aperçoit alors qu’on a besoin parfois, intensément, furieusement, de poser des questions demeurées en suspens lorsque l’œuvre est classique dans son déroulement. Et qu’en revanche, lorsque la narration est perturbée ou que « l’histoire » n’existe pas, comme chez Duras, on a, soit le désir de démonter la montre pour en comprendre les rouages, soit celui, tout aussi absolu, de ne rien en savoir, de demeurer fermé à toute explication. La question qui demeure est « Pourquoi ? ». La réponse paraît simple. Il y a des œuvres qui sont si uniques, si aspirantes et inspirantes, qu’elles en deviennent dangereuses, qu’on ne peut qu’être dévoré par elles et les imiter. D’autres sont, pourrait-on dire, moins tyranniques, plus tolérantes. Elles acceptent de fournir des balises.

Le cinéma que je fais paraît avoir une qualité d’un type particulier, outre celles inhérentes aux propos durassiens : il induit la question de savoir pourquoi nous sommes parfois d’actifs chercheurs et parfois des béats enchantés (enchaînés ?), il nous mène à nous-mêmes tout en nous en éloignant, il fait de nous le spectateur du spectateur que nous sommes. « Notice what you notice », disait Allen Ginsberg : « Prêtez attention à ce à quoi vous prêtez attention ».


En 2016, Le Seuil rassemblait les entretiens donnés par Marguerite Duras dans Le dernier des métiers.

Tous les articles du n° 138 d’En attendant Nadeau