La course ou la vie

Ne t’arrête pas de courir raconte l’histoire de Toumany Coulibaly, athlète surdoué et cambrioleur invétéré, à travers les visites que l’auteur, Mathieu Palain, lui rend en prison. Au fil des parloirs, la vie de Coulibaly prend forme, tandis que Mathieu Palain livre ses propres réflexions sur son travail et ses obsessions.


Mathieu Palain, Ne t’arrête pas de courir. L’Iconoclaste, 422 p., 19 €


Au premier abord, la démarche de Mathieu Palain peut paraître loufoque, celle d’un journaliste désœuvré dégotant un sujet qui l’intrigue en lisant un article du Parisien, et qui prend un permis de visite en prison pour tuer le temps. Et c’est réellement ainsi que commence l’aventure : un jeune trentenaire, journaliste pigiste, écrit une lettre à un détenu de la maison d’arrêt de Fresnes.

Ne t’arrête pas de courir, de Mathieu Palain : la course ou la vie

Une telle démarche tient à deux raisons. D’abord, les deux hommes ont grandi quasiment dans le même quartier, dans l’Essonne, et à la même époque, puisqu’ils sont tous deux nés à la fin des années 1980. Ensuite, elle tient à la singularité du détenu, car Toumany Coulibaly est à la fois un champion d’athlétisme et un cambrioleur multirécidiviste : « Le 22 février 2015, quelques heures après avoir remporté le titre de champion de France du 400 mètres, Toumany Coulibaly ne sabre pas le champagne […] Non, il pose sa médaille sur la table de la cuisine, attrape une cagoule et rejoint quatre complices pour cambrioler une boutique de téléphones portables ». Ça pose un sujet.

La première partie du livre ressemble à la biographie d’un athlète surdoué qui découvre son talent à l’âge adulte, d’un garçon issu d’une famille polygame de dix-huit enfants et envoyé dans le Mali de ses parents lorsqu’il était enfant. Une enfance pauvre mais heureuse, sans accroc particulier, jusqu’à ce qu’il se mette frénétiquement à voler.

L’aspect sportif est réjouissant : Coulibaly enchaîne les performances admirables sur cette distance éprouvante qu’est le tour de piste, plus vraiment du sprint mais pas encore de la course de fond. Entraîné par l’ancienne championne Patricia Girard, comparé au meilleur coureur français du 400 m, Leslie Djhone, Coulibaly est un « diamant brut » à polir pour les jeux Olympiques, son rêve.

L’aspect judiciaire est déprimant : Coulibaly a des dettes à payer, ou alors il n’arrive pas à refuser un bon coup, la tentation est trop forte, et il cambriole avec ses complices, lors d’opérations minutieusement préparées, des dizaines de pharmacies et de boutiques de téléphone. Grâce à sa pointe de vitesse, il ne se fait jamais attraper. Jusqu’au jour où il fait un coup avec des points de suture au genou, et c’en est fini de ses deux carrières.

Le voici désormais face à Mathieu Palain, dans une salle exiguë et puante, où il raconte sa vie sans aucun but précis si ce n’est celui de la discussion. Ce qui est admirable dans la démarche de ce livre, c’est l’entêtement du journaliste à rencontrer, semaine après semaine, un homme détenu. Il se rend chaque semaine d’abord à Fresnes puis à Réaux pour parler à Coulibaly, simplement pour discuter avec celui qui est devenu un ami. Il n’a pas de sujet clair en tête. Il ne sait pas quel format prendra son sujet, n’a pas prévu d’angle de traitement particulier, jusqu’à ce que la forme du livre s’impose naturellement à lui : Ne t’arrête pas de courir n’est pas uniquement constitué de la matière rapportée des entretiens, ce sont les entretiens eux-mêmes qui le composent.

Ne t’arrête pas de courir, de Mathieu Palain : la course ou la vie

© D. R.

L’ouvrage revêt parfois la forme d’un journal : l’auteur raconte des banalités, la routine, le décor carcéral. Puis il embraye sur une histoire racontée par Coulibaly, avant de revenir au quotidien de la prison. Son écriture est calme. Il ne se précipite pas, évite les effets de suspens et délivre des pages au gré de sa pensée. La parole de Coulibaly occupe une place prépondérante. En cela, le journaliste s’efface derrière son sujet qu’il laisse se raconter, allant jusqu’à reproduire des lettres qu’il lui a adressées. Les dialogues sont parfois transcrits in extenso et incorporés au récit, insufflant dynamisme et authenticité au texte, avec ce style direct et cette langue parlée. À aucun moment, le texte ne s’alourdit des artifices de récits trop formatés ou des formules prêtes à l’emploi qui irriguent la presse au quotidien. Juste et sobre, la plume de Palain ancre le lecteur dans la réalité vécue par l’auteur. Ses déboires et ses espoirs, Coulibaly les conte sans pathos, avec une grande lucidité. Le temps et la réflexion ont fait leur œuvre ; cet homme s’amende et se reconstruit devant les yeux du lecteur, tout en acceptant qu’en lui subsiste cette part d’ombre. Il faut faire avec.

Dans ce récit chronologique et, en quelque sorte, « en immersion », la réalité froide d’une visite en prison est rapportée sans emphase. Coulibaly enchaîne les procès et les tours de la cour de promenade, et Mathieu Palain s’écarte de son sujet, ou plutôt il se rapproche de son deuxième sujet : lui-même. À travers cette discussion au long cours qu’il mène avec Toumany Coulibaly, qui devient son ami, l’auteur s’interroge sur ses motivations. Est-ce « la bonne histoire » ? Certes, l’histoire est singulière, mais le temps consacré au sujet est démesuré.

L’auteur nous ramène alors dans son enfance, et le texte prend une autre dimension lorsqu’il recolle ses souvenirs. Une militante indépendantiste basque, amie de la famille, condamnée à trente ans de réclusion, les effets délétères de l’enfermement prolongé. Le processus de désocialisation puis de déshumanisation qui est à l’œuvre. La violence de la prison sur les corps et les esprits. Pour quelles raisons certains s’en sortent et d’autres pas ?

Cette digression humaniste donne au lecteur la perspective des questionnements de l’auteur sur sa propre démarche. Comment cela se fait-il que certains mènent une vie de souffrance, l’infligeant et la subissant, pourquoi des hommes passent leur vie enfermés ? Plutôt que de livrer une réflexion psychologique artificielle ou une charge idéologico-politique qui ferait tache dans le récit, Mathieu Palain offre simplement à la sagacité du lecteur le récit d’une trajectoire sociale qui, pour une fois, aura dépassé les pages « faits divers » du Parisien.

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