« L’épicentre de ce livre », écrit Diane Scott dans S’adresser à tous, « se situe au point instable des rapports entre théâtre, art et culture ». Son constat initial est la prévalence de l’affirmation, contre le théâtre d’art, de la vocation politique du théâtre. Or l’opposition entre art et politique est problématique à plusieurs titres.
Diane Scott, S’adresser à tous. Théâtre et industrie culturelle. Les Prairies ordinaires, 159 p., 16 €
D’une part, elle semble purement déclaratoire, le théâtre d’art n’étant qu’un ennemi imaginaire qui permet, par contraste, de qualifier tout et n’importe quoi de politique. D’autre part, le théâtre a depuis longtemps perdu les moyens de son efficience sociale, aujourd’hui accaparés par l’industrie du spectacle. Double aveuglement du théâtre, donc, quant à ses moyens et à ses fins. Or le sort du théâtre et celui de la culture sont liés car le théâtre est « le lieu où s’origine la culture comme projet politique ». Scott le dit en une belle formule : « Le théâtre du peuple de la Révolution française, le théâtre populaire de la fin du XIXe siècle, le théâtre public de la seconde moitié du XXe siècle sont des disques qui jalonnent la colonne vertébrale du théâtre moderne dont le corps est la culture. »
Retracer l’histoire des conceptions du théâtre, c’est donc se donner les moyens d’une analyse de la culture. C’est ce à quoi s’emploie Diane Scott, mobilisant un large éventail de connaissances qui traduit la richesse de son parcours. Anciennement metteur en scène, aujourd’hui docteur en arts, Scott a développé depuis des années un travail de critique dramatique dans différentes revues parmi lesquelles Frictions, Théâtre/Public, Vacarme ou encore Incise dont elle est rédactrice en chef. S’adresser à tous peut donc se lire comme un précipité d’années de réflexion sur les rapports entre théâtre, culture et politique. L’ouvrage convoque les théoriciens du théâtre d’hier (Romain Rolland, Louis Lumet, Jacques Copeau…) et d’aujourd’hui (Olivier Neveux, Gérard Noiriel…) pour élaborer une critique de la culture qui rencontre Theodor Adorno, Herbert Marcuse ou encore Jean-Claude Milner. Mais la présence la plus sensible est sans doute celle de Lacan, qui pourtant n’est cité, en passant, qu’une seule fois – il est vrai que Scott est également psychanalyste. Impossible naturellement de rendre justice à la richesse de l’ouvrage en quelques lignes ; on peut cependant tenter de tracer les lignes de force de l’histoire de la théorie dramatique qui fondent l’analyse de la culture.
Investi dès l’Antiquité de l’inquiétant pouvoir de transformer les âmes, le théâtre a vu ce pouvoir mobilisé par la modernité au service d’un projet politique : celui de la création du peuple, nouveau sujet de l’Histoire. Mais les relations entre théâtre et peuple se nouent de plusieurs façons contradictoires, que Scott modélise par un « triangle du théâtre du peuple » dont les trois côtés sont : « accueillir », « armer », « advenir ». Selon l’intention qui prédomine, « c’est à chaque fois une acception spécifique du peuple qui est en jeu et qui détermine une certaine pensée de l’institution du théâtre ».
Durant la Révolution, le « théâtre du peuple » privilégie l’« armer », qui glisse au siècle suivant vers l’« accueillir » paternaliste du « théâtre populaire ». Au XXe siècle, l’État attend du théâtre qu’il fasse advenir le peuple dans le cadre du « projet d’une culture publique » ayant pour mission de « corriger les inégalités de la culture comme capital et de contrer la médiocrité de la culture de masse ». Quand le tournant néolibéral des années 1980 induit une dépolitisation de la société, le théâtre sert de refuge à l’imaginaire révolutionnaire : ainsi naît la fièvre du « théâtre politique », fièvre illusoire face à l’hégémonie de l’industrie culturelle. Mais l’industrie culturelle n’a pas seulement supplanté le théâtre sur le terrain social : elle a profondément transformé les relations entre les notions connexes de « peuple », de « public » et de « populaire » qui correspondent aux trois côtés du triangle de Scott.
L’invention décisive est celle du grand public, dont Scott dit qu’il est « la contribution du capitalisme à l’anthropologie politique ». Ce public n’est plus l’« espace conscient d’expérience collective » des Lumières mais une population qui communie dans les mêmes plaisirs suscités par les mêmes objets. L’invention du grand public a profondément bouleversé la façon dont le théâtre se conçoit, induisant l’angoisse des salles vides, la volonté de coller aux goûts du plus grand nombre et, concomitamment, la haine de l’esthète. Mais la « fiction très efficiente » du grand public ne se serait sans doute pas aussi aisément imposée si elle n’avait rencontré une idée beaucoup plus ancienne, sur laquelle Scott revient souvent : celle de l’harmonie originelle d’une société à l’état de nature, unité perdue que la culture aurait pour mission de retrouver. « La culture, écrit Scott, s’élève sur fond de perte – perte d’une immanence sociale dont le populaire nomme l’imaginaire ». En lieu et place du « populaire-originel », l’industrie culturelle impose un « populaire-succès » qui « s’offre comme un exaucement » : comment s’y refuser ?
Nous voici au cœur de l’analyse de Scott : ce qui se trouve à l’épicentre des rapports entre théâtre, art et culture, c’est ce manque vécu comme une perte. Le mot revient souvent : Scott écrit que « la culture ne s’élève […] que sur fond de séparation irrémédiable d’avec cette immanence qui la constitue en perte originelle et en visée jamais atteinte ». Le « populaire », écrit encore Scott, « coiffe une perte, celle d’une innocence posée comme son hors-champ originel et constitutif, et exaucée comme sa fin à venir ». Ces formules, proches mais non synonymes, font signe vers un lieu que Scott entend pour sa part laisser vide.
C’est que, pour Scott, l’imaginaire de la perte masque l’écart irrémédiable entre le sens et le réel. Le premier chapitre de l’ouvrage se conclut sur une question : « L’histoire comme réel est-elle l’ultime frontière qu’il reste à vivre dans un monde définitivement possédé par la culture ? » Question qui trouve sa réponse dans l’affirmation qui suit : « L’horizon [de] ces études sur le théâtre » est « l’histoire comme hors-sens ». Le réel est hors-sens : on entend ici l’écho de Lacan, qui revient dans le dernier chapitre où Scott propose de reprendre l’analyse de la culture à partir d’un « partage entre culture-imaginaire et culture-symbolique ». Dans sa dimension imaginaire, la culture est « considérée comme une classe d’objets » et investie d’une « fonction de compensation » : elle « vient suturer l’échec ou colmater ce qui cloche ». Dans sa dimension symbolique, en revanche, « la culture est considérée comme place » – Scott écrit encore qu’elle est un « rapport d’adresse » établi dans l’acte de « s’adresser à tous ».
« S’adresser à tous » ne consiste pas à deviner ce que chacun veut entendre, attitude qui annulerait toute distance entre le locuteur et l’allocutaire : il n’y aurait plus alors ni rapport, ni adresse. Au contraire, l’adresse n’est rendue possible que par l’écart, et l’opacité est sa condition de possibilité – l’adresse ne va pas sans malentendu. Pour donner à voir cet insaisissable « s’adresser à tous », Scott adopte une démarche originale : l’antépénultième chapitre de son ouvrage est une lecture de Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris de Kafka. Pourquoi les souris se retrouvent-elles pour écouter le chant de Joséphine, qui n’a pourtant rien d’exceptionnel ? C’est que « le peuple s’engendre du chant », écrit Scott. « Le chant ne fait pas objet mais il fait passage, il ouvre le peuple à lui-même. » Scott ose une superbe formule : le peuple est « ce que le chant fait aux souris ». Mais le chant n’opère nullement par consensus, nul ne sait vraiment comment il opère et le mot « peuple » renvoie ici à « un lieu secret, un repli, une sorte d’intime du social ».
Loin de tenter d’en briser le code, Scott souligne le mystère du « s’adresser à tous » : « C’est la formule de l’universel de la culture et c’est aussi le cœur de son énigme. » Contempler cette énigme permet de repenser le rapport de l’art à la politique. Contre le projet d’un art au service de la politique, Scott affirme que « l’art trouve sa valeur politique à travailler le politique « par en dessous », […] dans l’acceptation d’une coupure radicale d’avec le champ de la politique, dans un travail ignorant de ses effets ». On comprend que, si Scott rejette résolument l’anti-intellectualisme dans lequel sombre souvent l’art subordonné au politique, ce n’est pas par élitisme mais par un universalisme libéré de l’illusion consensuelle.
L’affirmation d’une conception exigeante et autonome de l’art est une des dimensions les plus précieuses de l’ouvrage, et d’autant plus remarquable que celui-ci est fortement marqué à gauche. Scott ne se laisse pas prendre à l’idéalisation du populaire que trahit, par exemple, la jouissance que l’on tire d’anecdotes du théâtre du Far West : « La puissance fantasmatique du populaire est palpable à cette capacité à faire passer des théâtres vandalisés et des lynchages d’acteurs à coups de fruits pourris pour l’âge d’or à jamais perdu de la démocratie culturelle. À quelle sourde haine s’alimente en vérité cette pastorale ? »
Si cette haine est, en son fondement, horreur du vide, on comprend pourquoi Scott prend soin, dans la composition même de son ouvrage, de faire place au manque. On trouve en son cœur quatre chapitres bordés par quatre autres textes : « Ce qui finit » et « Citations » précèdent les chapitres 1 à 4 que suivent « Joséphine » et « S’adresser à tous ». Ces parties se répartissent selon une symétrie axiale. Aux deux extrémités, « Ce qui finit » répond à « S’adresser à tous », conférant au livre le caractère d’un palimpseste. Un cran plus près du centre, « Citations » répond à « Joséphine », les premières convoquant des lecteurs aussi déroutés, sans doute, que les auditeurs de la souris par la teneur du message qui pourtant les réunit. L’axe de symétrie sépare les chapitres 2 et 3, c’est-à-dire qu’il court dans le vide – tout l’ouvrage faisant ainsi geste vers ce réel qui est, pour le lecteur, le manque nécessaire à la construction du sens. Aussi rigoureux dans ce qu’il dit que soucieux de ne pas trop dire, S’adresser à tous est de ces ouvrages qui offrent au lecteur un espace de pensée où il aura plaisir à souvent revenir séjourner.