Les oreilles fines ont identifié depuis quelques années la plume et la musique de Claire Fercak. Elle a écrit des histoires destinées aux enfants, collaboré avec des musiciens de rock, publié plusieurs récits silencieusement stridents. La voici qui revient avec une variation en si mineur sur un thème sublime, la foudre. Ou plus exactement sur les fulgurés, les personnes qui ont été frappées par la foudre. Aigu et personnel, son Après la foudre produit un sifflement sourd chez qui le lit.
Claire Fercak, Après la foudre. Arthaud, 266 p., 19,90 €
Les sections alternent. Certaines ont des allures de discours scientifiques mais se lisent comme des morceaux de prose ailée. D’autres sont des citations de grands esprits chez qui l’éclair, la foudre ou le tonnerre ont souvent valeur de métaphore. Il y a aussi quelques quizs drolatiques qui brisent l’effet de sérieux. Et puis il y a Helena, une jeune fulgurée, personnage principal de cette composition. Enfin, des illustrations en noir et blanc viennent scander et prolonger le récit de Claire Fercak. (Quel dommage qu’elles ne soient pas mieux imprimées, mais peut-être un curateur, femme ou homme, aura-t-il un jour l’idée de faire de ce collage une exposition ?)
L’éditeur qualifie cet Après la foudre de « fiction documentaire ». Et si c’était une autofiction documentaire ? L’acuité avec laquelle sont diagnostiqués les symptômes et les modifications les plus infimes éprouvés par Helena, frappée par la foudre le 16 août 2015, permet de le penser. Ou peut-être pas. Claire Fercak est habile à se faufiler entre je et une autre. Mais il y a des indices. Le père d’Helena, par exemple, avait un prénom d’origine slovène, comme le nom « Fercak », slovène lui aussi, légère bruine venue d’ailleurs. On lit Après la foudre en ayant le sentiment de cette double présence, intime et lointaine, qui contribue au sentiment d’étrangeté.
Comme Ce qui est nommé reste en vie, le dernier ouvrage de Claire Fercak, Après la foudre se distingue parce qu’il rend compte d’une pathologie inusitée en y distillant une dimension merveilleuse inattendue. Le foudroiement est en effet un phénomène d’une extrême rareté : la probabilité d’être foudroyé est moins forte que celle de gagner à la loterie, affirme Claire Fercak. Mais la foudre est dangereuse, elle peut tuer, et à tous les enfants on apprend qu’il ne faut pas s’approcher d’un arbre pendant la tempête. Or Helena a été frappée par la foudre et vit une multiplicité d’effets déstabilisants. « Ce jour-là, tout l’être d’Helena, agité par cette énergie électrique, change. » L’« être » d’Helena, qu’est-ce ? Ses sensations, sa sensibilité à l’eau et au froid, sa peau, plus exactement le derme de son bras sous lequel apparaît une forme de fougère, son ouïe et son tympan, son sommeil, son rythme cardiaque, ses humeurs… Tout en elle est troublé, brouillé, amplifié ou diminué : les cinq sens, les multiples capacités dont notre cerveau est doué. Helena ne peut plus taper sur un ordinateur les cheveux mouillés, vit des accès d’hypersensibilité, d’hyper-irritabilité, des chutes de tension, des crises d’épilepsie… Sa mémoire est affectée, multipliée là et affaiblie ailleurs. Elle se souvient soudain de son père deux fois disparu : de sa vie quand elle avait cinq ans et de sa mémoire depuis qu’elle est adulte. Voilà qu’il revient sous la forme d’une sensation colorée et tactile : elle est « sur le dos de son père dans un porte-bébé constitué d’une armature métallique et d’une toile rouge ».
Est chahuté tout ce que Descartes a désigné et inventorié avant d’arriver au noyau baptisé cogito. Est-ce un hasard ? Le philosophe fut le premier à émettre une hypothèse scientifique sur la foudre, suivi de Benjamin Franklin qui identifia sa nature électrique, puis d’un certain Georg Wilhelm Richman, foudroyé en 1753. Mais il a fallu attendre 1995 pour que naissent la spécialité nommée « kéraunopathologie » et la médecine kéraunique.
Drôles de mots, se dit-on. « Fulguration », « sidération », « survolté »… ces termes retrouvent ici un sens propre que nous avions oublié. Chaque fois qu’apparaît l’expression « coup de foudre », on bute, on s’y reprend car c’est le sens imagé qui vient à l’esprit, celui de coup de foudre amoureux. La confusion dure une seconde à peine mais elle fait sourire, jusqu’au moment où l’auteure s’en saisit et brode sur le motif. Un humour très fin nourrit cet Après la foudre, né de ce décalage vécu, de cette curieuse souffrance.
Le livre ondoie entre la science, l’image et la littérature. Il égrène des incidents, des faits inédits, des choses bizarres, des détails stupéfiants. Le corps d’Helena est chargé d’empreintes électriques, si bien qu’elle semble douée de pouvoirs de fée. C’est à peine imaginable. L’écriture de Claire Fercak, elle, garde la tête froide : elle est descriptive, précise, dentelée, mais pas clinique au sens de glacée, simplement détachée, dépourvue de pathos. Elle dégage le son minutieux des coups de maillets sur un xylophone.
Le livre provoque l’impression que, plus la science pénètre la physis, plus celle-ci lui oppose son énigme. La médecine moderne ne peut pas tout. La mythologie et les dieux se rappellent à nous. Les méditations de Bachelard nous reviennent : la foudre n’est-elle pas le feu qui fend l’air pour s’abattre sur la terre et renaître au contact de l’eau une fois logée dans le corps ? Le naturel et le surnaturel se confondent. Après la foudre défamiliarise et égare, c’est une lecture insolite et prompte à susciter autant de pensées folles que de pensées parfaitement sensées.