Les récits de l’écrivain suisse Damien Murith s’intéressent généralement aux existences en marge, en proie à la misère humaine, aux oscillations de leurs âmes prises dans la tourmente. Il s’agit d’un univers de sensations ancrées dans une époque et un lieu. L’écriture devient, par jeu de reflet, minuscule elle aussi : elle se déploie par touches, courts chapitres juxtaposés, qui font avancer la narration de manière progressive. Dans cet interstice, le lecteur entrevoit, se questionne, découvre et ressent. Dans l’attente d’un autre ciel raconte, à travers un texte ciselé, le vécu d’un enfant et de sa mère tourmentée.
Damien Murith, Dans l’attente d’un autre ciel. Éditions d’en bas, 120 p., 12 €
« C’est le lieu clos et froid où épuisé plus rien ne fait un signe. C’est l’aube et le crépuscule, avec entre-deux, l’espoir d’un regard. C’est le sommeil, l’unique place de jeux. C’est la peau nue qui se cogne à l’obscurité. C’est la peur qui s’acharne, les yeux qui rougissent de rage, le cri trop longtemps retenu qui un matin, en secret, éclate. C’est la douleur plantée dans le cœur et les poings qui se serrent devant la fenêtre ouverte, en attendant que s’envole l’enfance. » Ainsi débute, sans autre forme d’introduction, le nouveau livre de Damien Murith. Ce sont des percepts jetés à la face du lecteur, et les interrogations qui en découlent laissent l’objet du récit en suspens, nous incitent à aller plus avant.
Dans l’attente d’un autre ciel s’implante au sein de tours d’immeubles faites de béton qui se confrontent. Parmi ceux qui se trouvent entassés là, vit un jeune garçon. Celui dont l’enfance se heurte au lieu se nomme Léo. Ses journées sont marquées par la claustration et l’ennui découlant de la vie qu’il mène avec sa mère. Celle-ci apparaît peu à peu comme tourmentée, et l’enfant en pâtit. La manière dont l’intériorité est larvée, dont elle pourrit, trouve une représentation concrète dans ce que l’on perçoit de l’appartement : « Les voisins se plaignent de l’odeur. Comme une gangrène, elle ronge le seuil des portes, s’infiltre, enfle, et s’incruste. » Les jours sont moroses en dépit des rêves de Léo qui, observant le terrain de basket-ball en contrebas, s’imagine pratiquer ce sport.
Les sensations envahissent les âmes et la prose ; elles passent partout comme les odeurs de l’appartement qui se répandent dans l’immeuble. L’inquiétude et le mal-être sont liés à ceux de la mère ; l’enfant vit et subit, cohabite avec l’angoisse de celle qui lui donna la vie. « Folle de fatigue et de tristesse, elle enferme dans une étreinte vaine le souvenir du vert des forêts, du jaune des champs de colza, du blanc des draps qui sèchent sur un fil, au hasard des parfums du vent, joyaux perdus, enterrés par ces mots noirs qui arrachent les cœurs, jettent les vies au sol où elles se brisent en éclats de verre. » Les tours de béton s’opposent à la nature renouvelée et florissante qui peuple forêts et champs. L’intérieur et l’intériorité dépérissent avec les personnages. Mais ce sera justement une échappée vers cet ailleurs, vers la nature, qui redonnera l’espoir et l’envie, qui fournira la vision de cet autre ciel tant attendu. On sait cependant que des saisons moins favorables succèdent au printemps, à l’été, à l’apparence d’une floraison perpétuelle. Les cycles de l’année suivent, à ce qu’il semble, ceux des êtres auxquels s’imposent leurs perceptions : « Ce n’est presque rien, à peine un frisson, ça se traîne le long des jambes, ça rampe sur le ventre, et puis ça se hisse sur les épaules où ça rôde, et d’un coup ça s’alourdit, ça écrase, fait se plier le dos, ça pèse sur les paupières qui se ferment, ça s’engouffre dans la bouche, y laisse le goût aigre des trop grandes tristesses, ça fige dans le geste et dans le souffle toute envie, toute force, ça vient depuis dehors, c’est la lumière blafarde de l’automne, et la mère, maintenant allongée sur le lit, se fane. »
Encore une fois, Damien Murith développe dans cet ouvrage une écriture fine et précise, qui accorde une grande place à la suggestion, à l’ambigu, afin de mieux révéler ce que cachent des vies invisibles dont certaines peuvent toucher à la folie. Ainsi des perspectives inattendues émergent-elles sous nos yeux et ainsi découvrons-nous des existences auxquelles nous nous heurtons.