Fantômes enfantins au Québec

Le précédent livre du Québécois Kevin Lambert, Querelle, fut en 2019 un petit événement littéraire, une bourrasque où violence et homo-érotisme se mariaient sur un rythme punk. Tu aimeras ce que tu as tué conserve cette belle sécheresse, développe le même univers et l’enrichit, mais lui retire une part de lyrisme et de ce qu’on y trouvait d’emphase, tout en explorant des thématiques plus balisées.


Kevin Lambert, Tu aimeras ce que tu as tué. Le Nouvel Attila, 204 p., 18 €


Contrairement à ce qui se passe dans Querelle, la langue québécoise se fait vraiment entendre dans ce texte. La musique tinte plus âpre à nos oreilles, l’étrangeté de ses sonorités radicalise le propos. Parmi les termes qui sautent aux oreilles du lecteur français, le plus heureusement dissonant est « j’haïs » au lieu de « je hais ». « J’haïs » donne la couleur et la note du texte. La double syllabe et sa stridence retentissent souvent sur les pages de ce roman dont le principal carburant est la haine pour Chicoutimi, ville natale de l’auteur, située au nord de Québec. Cette haine n’a rien de neuf chez Lambert. Il sculpte ce matériau premier, le polit, s’y livre tout entier et tant mieux, tant cette haine est littérairement féconde.

Tu aimeras ce que tu as tué, le nouveau roman de Kevin Lambert

Chicoutimi, ancien bureau de poste © D.R.

Le personnage de Faldistoire, scolarisé en primaire, y croise la route d’enfants tués dans des circonstances horrifiques mais revenant pour hanter, vaguement, la ville qui a toutes les caractéristiques d’une totale et insupportable normalité. Quand il décrit cet univers, Kevin Lambert évoque les clichés du photographe Jeff Wall, canadien lui aussi, qui aime à expulser tout vernaculaire pour atteindre une représentation parfaitement lisse, normée, de l’Amérique du Nord. Patriarcal, rationaliste, volontiers raciste et capitaliste, l’univers représenté ici se distingue surtout par un conformisme bienveillant. Au milieu de cette ouate, les classes d’enfants s’agitent, société tout entière tournée vers le monde des adultes : « On comprend rien de ce qu’elle veut, la vieille nounoune de folle de conne, on trouve ça drôle, elle comprend pas pourquoi on rit, elle s’imagine probablement qu’on rit d’elle et elle se trompe pas. » La cruauté va aller crescendo au fil d’une série de vignettes qui détournent l’imagier enfantin en un inverse grimaçant.

Eux-mêmes soumis à la prédation des adultes, ces enfants et très jeunes adolescents tentent avec plus ou moins de bonheur de s’aimer et d’échapper à la fabrique de l’hétérosexualité. L’auteur en donne une vision d’autant plus saisissante qu’elle suggère un univers d’adultes masculins refoulés. Cela s’incarne dans les visites au club de striptease que le père impose à son fils Faldistoire. Mais cette tentative a son envers, la vengeance : « Je sais bien que mon père est jaloux de mon amoureux sublime, je le turn on par exprès en baisant plus bruyamment dans le sous-sol pas insonorisé, je veux me venger pour toutes les soirées au JR, le torturer en lui faisant comprendre que je baiserai tous les hommes du monde avant de coucher avec lui. »

Tu aimeras ce que tu as tué, le nouveau roman de Kevin Lambert

L’enchaînement narratif rappelle Querelle et a un air de déjà-vu, avec ses adolescents blancs et frustrés, englués dans l’ennui et la vacuité existentielle de gens dont l’Histoire s’écarte. À la fin, comme dans les films américains amateurs de teenage angst, la jeunesse locale se livre à l’habituel déchainement de violence terroriste. Lambert a tout à voir avec le réalisateur Larry Clarke. Même louche sensualité à peine pubère, même amoralité indissociable d’une vitalité en bloc. À force de massacres sur les campus, on savait que le monde suburbain nord-américain produisait des monstres. Tu aimeras ce que tu as tué donne souvent l’impression de se laisser enfermer dans ce petit programme. Sa morale pourra paraître courte : « Ce que nous portons en nous est trop grand et le monde trop petit. La destruction est notre manière de bâtir. »

Le texte de Kevin Lambert se sauve lui-même grâce à ses excès. Dans cette malédiction contre l’ennui de la classe moyenne occidentale et le refoulement, plus rien ne doit rester de la ville honnie. Lambert évolue dans un imaginaire culturel dont il cherche à se défaire. Dans le fond, toutes ces histoires de banlieue pavillonnaire québécoise valent surtout pour les possibilités de tir qu’elles offrent. La vraie et belle innovation, c’est l’irruption du gothique contemporain avec ses enfants spectraux, instruments d’une Némésis absolue, manifestation du retour du refoulé : « Le sol au creux de la fosse est tiède, comme si le magma en fusion qui bouillonne sous mes pieds était tranquillement en train de remonter vers les pelouses. » Le texte s’achève là où il aurait pu commencer.

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