L’historien de l’art Bertrand Tillier livre dans un essai aussi dense que concis et précis une lecture inédite de la manière dont l’art mineur de la caricature a non seulement nourri la théorie de l’art (à commencer par les écrits esthétiques de Baudelaire), mais est aussi devenu avec le caricatural une composante essentielle de l’innovation artistique, de Courbet à Dubuffet.
Bertrand Tillier, Dérégler l’art moderne. De la caricature au caricatural. Hazan, 240 p., 29 €
Bertrand Tillier est de cette catégorie de chercheurs qui aiment à cheminer sur des sentes parallèles pour venir croiser, pour notre plus grand étonnement, les grands récits. Il regarde toujours le tableau qui n’est pas éclairé, l’esquisse non signée qui est au fond du carton, l’improbable texte paru dans le périodique local, l’objet bizarre relégué dans la dernière salle des réserves. Glaneur, il s’intéresse ainsi aux objets que l’histoire de l’art a eu tendance à déclasser, ou au moins à assigner à une fonction particulière. Dans un récent volume consacré aux enseignes, il a montré que, pour une série de peintres dont Watteau est le plus connu, cette pratique était commune (L’enseigne. Une histoire visuelle et matérielle, Citadelles & Mazenod).
Son approche de la caricature est semblable. Après plusieurs ouvrages sur l’histoire de ce genre (dont son ouvrage, devenu référence, La républicature. La caricature politique en France, 1970-1914, CNRS Éditions, 1997), Bertrand Tillier a mis tout ce savoir de côté pour aborder la caricature sous l’angle de l’histoire de l’art. L’auteur n’en oublie pas pour autant son histoire – dans les deux premiers chapitres, il en fait une synthèse lumineuse – mais il se place dans l’œil des peintres et de leurs critiques (poètes et écrivains). Si pour le pop art cet usage des arts mineurs (graffiti, caricature, bande dessinée) avait déjà été souligné, personne n’avait mené une telle archéologie s’agissant de David, Delacroix, Degas, Cézanne, des nabis ou de Rouault.
Dérégler l’art moderne retrace le mouvement qui, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à Picasso, traverse l’histoire de la peinture ou, plus précisément, le regard sur la création picturale. Car l’auteur lit autant qu’il regarde. Ce n’est pas ce qu’il voit qui l’intéresse, mais ce que les contemporains des artistes ont vu dans les œuvres de ces derniers. Il met en évidence que, si l’on a beaucoup insisté ces trente dernières années sur le discours sur la photographie naissante en miroir de la peinture, on a fait peu de cas de la référence à la caricature, pourtant tout aussi présente. Repartant de Diderot, qui voit dans la caricature dès le milieu du XVIIIe siècle une capacité « à dérégler la représentation du monde et à perturber sa perception », à produire « un monde à l’envers », l’historien de l’art relit l’ensemble des critiques, celles de Baudelaire, Gautier, Goncourt, Champfleury, mais aussi de Zola et Huysmans, pour montrer que ce qui émerge progressivement dans leurs regards, c’est un art de la caricature qui se « déterritorialise », devenant le « caricatural » – la figure d’Ensor est sans doute à cet égard la plus remarquable. L’archive graphique du charivari quitte la gravure et l’imprimé pour devenir l’élément perturbateur de l’art ; les avant-gardes s’en emparent. Et Tillier est très convaincant quand il montre que la peinture de Cézanne puis celle de Rouault sont perçues par leurs contemporains non seulement comme le fruit de cet art de « forcer le trait », mais aussi comme un dépassement de leur cadre de production premier.
Ce déplacement a lieu à bas bruit, tant la caricature est considérée comme un sous-art. Il y a les dessins de Victor Hugo, cet art du grotesque qui, selon le poète dessinateur, ne doit pas être une finalité mais « un temps d’arrêt, un terme de comparaison, un point de départ ». Le cas d’André Gill et de sa folie est exemplaire de ce statut paradoxal. L’artiste est interné à l’asile de Charenton à partir de 1885, les interprétations divergent à l’époque sur sa maladie : pour les uns, elle est la conséquence logique de sa vie de bohème ; pour d’autres, elle résulte des espoirs artistiques déçus du caricaturiste ; et enfin, pour certains dont Jules Vallès, elle est la métaphore de l’impasse de la caricature, de sa stérilité notamment politique. Le communard estime en effet qu’il y a une superficialité dans cette pratique qui, à force de ne plus rien prendre au sérieux, mène à la folie ; c’est cette folie qui aurait précisément emporté André Gill.
Il est de multiples traces éclatées de ces réceptions paradoxales contemporaines, que Bertrand Tillier relève et qu’il éclaire en quelques pages. Chaque chapitre constitue ainsi un petit dossier utilement illustré. Il ne s’agit pas d’écrire une histoire continue de cette émergence. L’ouvrage ne cesse de montrer comment le genre de la caricature a du mal à s’imposer malgré des œuvres illustres comme celles de Goya. La réception notamment des tableaux religieux de Manet, tels que par exemple Le Christ aux anges (1864), est exécrable : « une œuvre d’une laideur monstrueuse, d’un caractère repoussant », écrit le critique Olivier Merson. La caricature ne heurte pas seulement le rapport au réel, elle conteste le beau académique et devient un mode d’innovation. La réception de la peinture de Courbet par Champfleury – à commencer par Un enterrement à Ornans – est révélatrice de ce rapport ambigu qui n’est pas condamnation comme chez Baudelaire ; il y voit « un art nouveau […] sérieux et convaincu, ironique et brutal, sincère et plein de poésie ». Le caricatural peut être une voie pour la subversion formelle et s’affranchir de ses intentions satiriques. Il faudrait aussi citer les pages que Tillier consacre à Toulouse-Lautrec. De manière quasi contemporaine à l’art des enfants, des aliénés, puis des arts « primitifs », la caricature a influé sur la peinture.
Si les Dada, avec le succès des photos montage, rendent invisible ce moment « caricatural », l’historien par ce livre nous donne les principaux éléments de cette histoire sans jamais les hiérarchiser selon nos valeurs contemporaines, offrant un accrochage des plus curieux. Souhaitons qu’un responsable de musée ait la bonne idée de proposer à Bernard Tillier de transformer ce livre original en une exposition : on rêve de voir ces œuvres réunies.