Nouveau phénomène éditorial : les éditions Henry Dougier viennent de lancer une collection de courts et saisissants romans inspirés chacun par une œuvre phare de l’histoire des arts. La série compte déjà des romans sur Bruegel, Michel-Ange, le Caravage, Goya, Géricault, Manet, Klimt, Gauguin, Van Gogh, Hopper et Garouste. À ce savoureux palmarès s’ajoute un texte dédié à l’œuvre et à la vie mouvementée de Georgia O’Keeffe (1887-1986), la première femme sacrée en tant qu’artiste américaine, avant même l’arrivée libératrice des Années folles.
Catherine Guennec, Sous le ciel immense selon O’Keeffe. Ateliers Henry Dougier, 124 p., 12,90 €
Centre Pompidou, Georgia O’Keeffe. Jusqu’au 8 décembre 2021
La série romanesque échappe à la formule répétitive car on y retrouve en filigrane le style et les thématiques de chaque auteur. On ne peut que saluer Henry Dougier pour cette approche diversifiée et libre de contraintes. À ce titre, Catherine Guennec tend à offrir au lecteur un angle insolite de ses sujets. Dans son roman consacré à l’œuvre de Hopper, paru au printemps dernier, l’artiste des solitudes maussades y est décrit sous une plume gaillarde par son épouse éprise mais délaissée.
Ce roman-ci plonge le lecteur dans les pensées de Georgia O’Keeffe pour ensuite nous apporter les éclairages de celles qui la connaissaient. Le troisième chapitre nous la présente à travers le regard d’une de ses collègues à la Art Students League. S’ensuit un chassé-croisé entre plusieurs narratrices qui nous livrent un tableau polyvalent de l’artiste, depuis sa rencontre avec le célèbre photographe Alfred Stieglitz jusqu’à sa mort à Ghost Ranch, au Nouveau-Mexique, où l’artiste s’établit, seule face au désert, après avoir perdu la vue mais pas la volonté de créer.
Lorsque vous aurez achevé la lecture de ce roman, vous aurez envie de vous rendre au Centre Pompidou pour vous abreuver à la source des œuvres. L’exposition vient d’ouvrir au public et se prolonge jusqu’en décembre : elle fait éclater au grand jour le génie de ce peintre trop longtemps occulté. Mais si vous commencez par l’exposition, il y a fort à parier que vous aurez envie d’en savoir plus sur cette artiste d’exception. Le livre délectable de Catherine Guennec propose une immersion en eaux profondes : on s’y retrouve plongé dans l’histoire à partir des années 1920 comme par l’intermédiaire d’une machine à remonter le temps.
À l’instar de l’exposition, Sous le ciel immense selon O’Keeffe montre à quel point nous avons eu tort de négliger ce peintre hors normes. On ne trouve hélas qu’une petite poignée d’œuvres de l’artiste dans les musées européens. De même, les écoles d’art européennes ont longtemps enseigné l’ineptie selon laquelle l’art américain aurait été inauguré par les œuvres de Jackson Pollock. Les tableaux de Georgia O’Keeffe montrent bien qu’il existait un art résolument américain bien avant le maître du drip-art.
Les livres d’art moderne nous renseignent aussi très mal sur l’étendue de l’œuvre de O’Keeffe ; tout au plus y rencontre-t-on une de ses œuvres florales, alors qu’elle faisait partie de ces artistes qui se renouvellent et se réinventent sans cesse. Comme Picasso, O’Keeffe est passée par autant de phases que de thématiques. On est ébloui par l’originalité et la virtuosité extraordinaires de l’artiste.
Profondément marquée par les théories de l’art exprimées par Vassily Kandinsky en 1912, O’Keeffe débuta dans la galerie d’Alfred Stieglitz, à l’époque où son art était orienté vers l’abstraction pure. Par la suite, elle n’aura de cesse d’explorer la frontière entre l’art abstrait et la figuration : plusieurs de ses œuvres réussissent d’ailleurs le pari d’être à la fois abstraites et figuratives, selon la façon dont on les regarde. Comme elle le disait elle-même, « la peinture réaliste n’est jamais bonne si elle n’est pas réussie d’un point de vue abstrait ».
La série d’œuvres que Georgia O’Keeffe consacra à New York s’inspirait parfois du travail photographique de son mari : on y retrouve une version peinturée des irisations qui se déposent sur les objectifs touchés directement par les rayons du soleil. Contre l’avis de Stieglitz (qui trouvait que les immeubles new-yorkais étaient trop phalliques pour être dépeints par une femme), O’Keeffe s’acharna à représenter la ville du haut du trentième étage de l’hôtel Shelton où le couple se trouvait logé.
Le roman de Catherine Guennec souligne la résistance de Georgia O’Keeffe aux approches réductrices qui tendaient à enfermer son œuvre dans une case un peu étroite ; l’artiste s’insurgea à juste titre contre les interprétations trop freudiennes de ses tableaux. Poussé par les théories freudiennes de Henry Havelock Ellis qui estimait que « tout art est alimenté et conduit par l’énergie sexuelle », on voulut faire d’elle le seul chantre du vagin floral, alors que son travail est tellement plus vaste et plus complexe. Selon O’Keeffe, « il est rare que l’on prenne le temps de regarder une fleur. J’ai peint ce que chaque fleur représente pour moi et je l’ai peinte suffisamment grande pour que les autres la voient telle que je la vois […] J’eus l’idée de les agrandir comme d’énormes immeubles en construction ».