Trois femmes en deuil

Trois autrices, trois formats différents pour sonder le rapport à la mort et aux morts, à la fois très personnel et à portée universelle. Comment écrire sur quelque chose qui échappe, qui prend tout un chacun au dépourvu, même quand la personne décédée est octogénaire ou nonagénaire ? Les tentatives de Catherine Mavrikakis, d’Hélène Bessette et de Chimamanda Ngozi Adichie sont à considérer.


Catherine Mavrikakis, L’absente de tous bouquets. Sabine Wespieser, 190 p., 18 €

Hélène Bessette, Élégie pour une jeune fille en noir. Nous, 150 p., 16 €

Chimamanda Ngozi Adichie, Notes sur le chagrin. Trad. de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal. Gallimard, 102 p., 9,90 €


Catherine Mavrikakis a écrit L’absente de tous bouquets en mémoire de sa mère, décédée en juin 2019. Une mère française qui ne s’est jamais vraiment implantée au Québec. Une réflexion sur la mort mais aussi sur cet échec de transplantation évoqué à travers d’innombrables images et métaphores végétales. Tant de prénoms de femmes évoquent les fleurs : Marguerite, Véronique, Flora, la mère de la mère. Le parti pris fonctionne bien, décliné sur différents modes, sans devenir pesant. Comme l’écrit Rebecca Solnit dans Orwell’s Roses (Viking, 2021, non traduit), « les fleurs sont puissantes, et tous les êtres humains mènent des vies étroitement liées à elles, qu’on le remarque ou pas ». Ces fleurs et autres végétaux permettent d’évoquer l’enracinement et le déracinement, le domestiqué et le sauvage, le rapport à la terre, à la beauté, à la sexualité, à la mort. De sa mère française, l’autrice garde un goût pour les mots et expressions de la France, une gouaille parisienne ; certaines voix de femmes françaises lui évoquent immanquablement la défunte. Mais sa sensibilité se teinte aussi d’influences anglo-saxonnes, notamment l’artiste Derek Jarman.

C. Mavrikakis, C. Ngozi Adichie, H. Bessette : le poids des morts

« Take care » © Jean-Luc Bertini

Dans Notes sur le chagrin, Chimamanda Ngozi Adichie rend hommage à son père, décédé en juin 2020. Nigériane, la romancière d’Americanah (traduit par Anne Damour aux éditions Gallimard, 2015) et de L’autre moitié du soleil (traduit par Mona de Pracontal aux éditions Gallimard, 2008), vit aux États-Unis ; c’est donc à distance, par écran interposé, qu’elle a vu son père vivant pour la dernière fois. Elle livre dans ce court opus les pensées et sentiments qui ont suivi ce décès déchirant. Les choses sont rendues plus pénibles encore par le contexte sanitaire : avec les restrictions de déplacement, en particulier à l’échelle internationale, comment faire son deuil sans pouvoir assister aux funérailles ? « Ce qui est en jeu, ce sont des gens bloqués dans les limbes parce qu’ils ne peuvent pas enterrer leur être cher ». Plusieurs mois passent avant que l’enterrement puisse avoir lieu. Nombreuses sont les formalités à régler, les coutumes à respecter, ajoutant un poids à celui de la douleur de la perte. Adichie décrit l’alourdissement de son corps et aussi de certains mots. Les superlatifs et les mots comme « jamais » prennent véritablement sens à partir de la date du décès de son père. Elle retrouve cet homme dans certains mots ou certaines phrases, en igbo (langue parlée au Nigeria) comme en anglais.

Quant à Hélène Bessette (1918-2000), voici un texte inédit qu’elle a écrit en mémoire d’une jeune femme décédée au seuil de l’âge adulte, se jetant dans la Seine à dix-huit ou vingt ans peut-être. Élégie pour une jeune fille en noir se distingue donc des deux autres livres par cette distance temporelle entre le temps du décès et le temps de l’écriture. Romancière, elle choisit ici une forme poétique, emmenant le lecteur dans un tourbillon aux accents baudelairiens en mémoire d’une morte si jeune, si belle, sondant les eaux glacées fatales en empruntant à Shakespeare, Coleridge et Poe… et pourtant c’est bien Hélène Bessette aux manettes. Avec son sens de la formule, elle flirte avec la comptine et la chanson, à la Prévert, parodie et fait des variations sur le célèbre « Ah ! je ris de me voir si belle en ce miroir » de la Marguerite du Faust de Gounod, miroir tenu ici par une octogénaire qui rev(o)it une nuit soixante ans en arrière, reflet du passé et de l’avenir à la fois. Élégie pour une jeune fille en noir est un poème narratif, dans lequel l’autrice commence par s’excuser de ne pas avoir écrit plus tôt, accaparée par une fuite perpétuelle qui ne lui laissait pas de temps, et s’arrête au seuil de « la vie qui ne m’a pas aimée » en pensant amour, libido, nudité, comme une passion qu’elle ne se serait jamais avouée. De sorte que l’incertitude demeure : si quelque chose ou quelqu’un d’inestimable a été perdu, est-ce cette jeune femme ? la jeunesse ? l’attirance pour les femmes ? Hélène Bessette fait revivre à sa manière la tradition poétique du tombeau, gravant dans les pages le souvenir de la jeune morte mêlé à celui de sa propre jeunesse révolue. Souvenir qui se cristallise en pierres semi-précieuses sous la plume de celle qui craint de se figer elle aussi : « par le souvenir entraînée / devenue pierre-devenue minérale ».

C. Mavrikakis, C. Ngozi Adichie, H. Bessette : le poids des morts

Ces regards, quand on les croise entre eux, font émerger des motifs communs : le temps bien sûr et sa mesure, de la mère de Catherine Mavrikakis qui demande l’heure de façon obsessionnelle dans la dernière année de sa vie au père de Chimamanda Ngozi Adichie portant la montre bleue offerte par son fils, sans oublier le gouffre temporel qui sépare Hélène Bessette de sa défunte amie : « des dizaines d’années / à t’attendre / comme à la gare on consulte / sa montre jaune / avec impatience / Pour le Train-qui-n’arrive-pas ». Les limbes évoqués par Adichie face aux délais d’enterrement au plus fort de la crise sanitaire trouvent un écho dans le poème de Bessette qui a connu avec la noyade de son amie une « mort sans enterrement » : « Je suis dans un état second / ni vie – ni mort – rien / ni rêve – ni vouloir – ni action / De la somnolence entre deux mondes ».

L’ombre de la guerre, pour ceux qui l’ont connue et ceux qui héritent de son seul souvenir, règne elle aussi sans partage : la guerre du Biafra a été fatale au grand-père de Chimamanda Ngozi Adichie, et des soldats nigérians ont brûlé tous les livres de son père à cette époque. Ce dernier remarque avec gravité et justesse, après s’être fait expliquer le mot « nuke » (abréviation de nuclear, « nucléaire »), que « les armes nucléaires sont trop graves pour qu’on leur donne un surnom ». La mère de Catherine Mavrikakis était en France pendant la Seconde Guerre mondiale, elle a vécu les bombardements ; l’autrice semble soulagée de ne pas avoir connu cela et surtout soucieuse de ne pas transmettre la mémoire du traumatisme, comme si c’était une maladie contagieuse : « J’espère ne pas avoir passé 1939-1945 à ma fille. »

C. Mavrikakis, C. Ngozi Adichie, H. Bessette : le poids des morts

Le caractère physique, physiologique, du deuil est décrit dans Notes sur le chagrin : les muscles endoloris par les crises de pleurs, les vertiges et les nausées, mais aussi les coutumes nigérianes qui imposent aux veuves de se couper les cheveux et de manger frugalement, si bien que les corps des femmes « portent l’empreinte de leur perte ». Hélène Bessette se dit « estomaquée », « suffoquée », ses genoux ne cessent de se dérober sous elle. Rien de tel chez Mavrikakis, dont la mère pleurait en cachette et abhorrait toute manifestation de deuil qu’elle jugeait théâtrale, épouvantée qu’une de ses amies se jette à terre et s’allonge à même l’humus le jour de l’enterrement de son mari. Mais le pouvoir évocateur des photos (souligné par Barthes dans son Journal de deuil), des vidéos où l’on entend la voix, qui semblent capturer quelque chose de l’être de chair que l’on a connu, bouleverse Catherine Mavrikakis autant que Chimamanda Ngozi Adichie, et Hélène Bessette souffre de l’absence de telles ressources : « Le pire est d’avoir oublié / le son de ta voix ».

Les fleurs sont omniprésentes dans L’absente de tous bouquets, y compris d’un point de vue symbolique. La mère de Catherine Mavrikakis elle-même – un peu comme celle d’Annie Ernaux dans Une femme (Gallimard, 1987) – ne ressemble-t-elle pas à cette rose décrite par Michael Pollan (Second Nature: A Gardener’s Education, Atlantic Monthly Press, 1991), qui se pare de couleurs et de parfums pour faire oublier qu’elle est, au fond, une rustaude qui a les pieds dans la terre ? Les fleurs figurent discrètement dans le poème de Bessette, des cils comme des pétales, des mains comme des corolles, « mille fleurs creusées sur mon visage ». La terre qui nourrit les végétaux ne doit pas être oubliée ; l’enjeu des propriétés dans la ville du père d’Adichie et la possibilité d’être enterré sur la terre familiale font écho aux questions d’enracinement et de déracinement dans le livre de Mavrikakis. L’existence de croyances igbo liées à des arbres sacrés, découvertes par Adichie lors d’une conversation au sujet de son arrière-grand-mère, illustre une nouvelle fois le lien parfois très fort qui s’établit entre des personnes et des plantes, y compris dans un contexte de deuil.Écrire son deuil, même des années plus tard, semble aider à atteindre une forme d’acceptation, sinon de clôture. C’est visiblement un moment qui fait évoluer le rapport à l’écriture, à la (ou les) langue(s) familiale(s), par exemple ces expressions que l’on associe à des personnes décédées, aussi intimement liées à elles pour la personne en deuil que certaines mimiques, gestes ou habitudes. Le poids des mots est affecté par celui des morts. Dans le cas d’Hélène Bessette, une nouvelle forme d’écriture (la poésie) s’est imposée. Le deuil peut se porter comme un vêtement, se cultiver comme une plante, mais aussi, malgré les limitations et les imperfections du langage – pensons au livre de Jacques Roubaud, Quelque chose noir (1986) –, se dire.

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