Quatre écrivains norvégiens sont invités par Meeting, le festival de littérature de la Maison des écrivains étrangers et traducteurs, dont En attendant Nadeau est partenaire. Ces deux autrices et deux auteurs disent comment on voit, sent et comprend le monde de Bergen, Trondheim ou Fredrikstad, quand on est héritier d’Ibsen, Vesaas ou Hamsun et contemporain de Fosse, Knausgaard ou Stalesen. En voici une brève présentation avant de les rencontrer et de les écouter à Saint-Nazaire puis à Paris [1].
Vigdis Hjorth, Héritage et milieu. Trad. du norvégien par Hélène Hervieu. Actes Sud, 400 p., 23 €
Bergljot, la narratrice d’Héritage et milieu, a rompu avec sa famille depuis près de vingt ans. Elle apprend la mort de son père, et l’ouverture d’un testament dans lequel ses deux sœurs cadettes, Astrid et Åsa, sont favorisées, au détriment de leur frère Bård et d’elle-même. Tout est résumé dans les deux paragraphes qui ouvrent ce roman touffu, fait de ressassement, de répétitions toutes choisies, qui rappellent parfois l’écriture de Thomas Bernhard. Faire allusion à l’écrivain autrichien, c’est aussi songer à la rage et à l’humour dont la narratrice de Vigdis Hjorth n’est pas dépourvue, ce qui donne à la « comédie » toute sa place. On s’en rendra compte quand il s’agira pour elle de retourner dans la maison familiale de Bråteveien où « ça » s’est passé. Ou encore d’assister à la lecture du testament, épisode qui nous impose de rester elliptique.
« Ça », c’est ce que « Mère » ne veut pas s’avouer, ce que « Père » a réfuté ou caché : l’inceste sur Bergljot et, dans une moindre mesure, la violence physique à l’égard de Bård. Et « ça », c’est ce qui empêche la narratrice d’entretenir des relations avec ses sœurs, de voir sa mère, de vivre le plus sereinement possible. Le roman déploie les réponses qu’elle cherche et qu’elle donne à son état de « non-enfant », d’exclue de la famille. Il y a celles et ceux qui la conseillent et la soutiennent, comme Klara, une jeune femme un peu égarée dont le père s’est suicidé, noyade longtemps décrite comme un accident. Il y a aussi ses enfants, et notamment Tale, la plus rebelle des trois, qui refuse de jouer la comédie des assemblées familiales. Il y a Bo, un spécialiste des conflits qui lui rappelle incidemment que « chaque victime est un bourreau potentiel ». La thérapie l’aide, avec le cortège des rêves éclairant d’une autre lumière ce que les faits disent.
La construction du roman repose pour une grande part sur ce que contient le testament, et sur ce que le père a écrit et enfermé dans un coffre avant de mourir. La scène longtemps retardée donne à chacun des personnages un relief qui permet d’échapper au « sujet » : « Mère » (dont on ne lira qu’une seule fois le prénom, comme celui de « Père ») est une femme qui se met en scène, joue sur le pathos, après avoir tout accepté de Père, y compris l’abjection. On en dira autant des autres personnages que Vigdis Hjorth décrit sous différents angles.
L’intrigue progresse au fil des lettres qu’échangent ces protagonistes, à travers les appels téléphoniques censés résoudre les crises. En attendant le discours que mijote Bergljot, avec l’idée de faire éclater la vérité chez le notaire. Mais peut-on y parvenir quand les divisions sont si profondes, si douloureuses ? Vigdis Hjorth sème le trouble, y compris dans la chronologie, afin de montrer la complexité de la situation. Bo ainsi qu’Astrid qui travaille sur les droits de l’homme incarnent l’écart entre ce qu’il faudrait faire pour résoudre les conflits et la réalité telle qu’elle se joue dans le cadre familial. Bref, intimes ou politiques, les guerres prospèrent sur les silences et les aveuglements.
Mona Høvring, Parce que Vénus a frôlé un cyclamen le jour de ma naissance. Trad. du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud. Libella, 160 p., 15,50 €
Ella et Martha sont deux sœurs nées le même jour à un an d’intervalle. La première, la narratrice, est plutôt introvertie, quand Martha semble rayonner : elle souffre en effet d’une dépression et leur mère leur a offert un séjour dans un hôtel afin que l’ainée se remette, accompagnée de sa sœur qui est comme sa jumelle.
Toutes deux se retrouvent dans la montagne norvégienne, après un voyage en train commençant « dans une gare donnant l’impression tout à la fois de planer et d’être plongée dans une douce torpeur ». Les deux sœurs sont à une heure du premier village, dans un hôtel encore vide qui ne se remplira de touristes que tardivement. L’hiver est là, et tout à la fois resplendit et inquiète. Les deux sœurs vivent dans une sorte de symbiose que rien ou presque ne trouble. Presque : « Je me disais que si jamais je devais raconter notre histoire, à Martha et moi, ç’aurait pu être une histoire de fantômes sur deux sœurs, deux sœurs irréconciables et affligées qui erraient sans repos et pour l’éternité dans les corridors d’un vieil hôtel. »
Au début, seule la présence de Ruth, responsable de l’accueil, crée diversion, provoque de petits accrocs dans la trame serrée qui unit les sœurs. Celle de Dani, aussi, sème le trouble : c’est une séductrice qui attire la narratrice dans ses rets, l’éloigne par le désir de sa sœur.
Mais le vrai trouble, c’est, au milieu du roman, le départ soudain de Martha, sans explication, et la solitude d’Ella, dans ce paysage neigeux qu’elle arpente au risque d’y périr. Ce départ est la répétition de celui qui a conduit Ella au « vertige ». Martha était brusquement partie au Danemark, avait annoncé une grossesse gemellaire, et « bousillé » la vie d’Ella.
Mona Høvring est connue en Norvège pour son œuvre poétique, plus peut-être que pour ses romans. Son écriture est faite d’ellipses, de silences que le lecteur comble. La narratrice est consciente que son point de vue peut troubler : « Peut-être que la vérité de Martha aurait été l’exact contraire de la mienne, et peut-être que son écriture aurait eu une sonorité plus sensée. » Les détails qu’elle met en relief dans un apparent désordre sont, en effet, autant d’épiphanies qui surgissent et surprennent. On sent à la lire ce qui lie les deux sœurs, ce qui les éloigne aussi, à travers le récit qu’Ella propose des faits. Littéralement et symboliquement avec Martha puis sans elle, elle fait son chemin en se perdant sur les routes enneigées, au risque d’y périr de froid ou autrement.
Mona Høvring évoque l’œuvre de Zweig, à commencer par son goût des cadres somptueux, élégants, et propices au fantastique que sont les grands hôtels centre-européens des siècles passés.
Chez lui, des êtres fragiles, souvent issus de la noblesse européenne ou de sa bourgeoisie névrosée, se rencontrent et se heurtent à la confusion et à la vérité des sentiments, des émotions. Ella et Martha ne sont pas au cœur de la vieille Europe ; Martha craint les voyages en avion et elles sont arrivées en car. Qu’importe : le vertige est voisin, au bord duquel nous restons tout au long de ce court roman aérien.
Mais Zweig est aussi « Schweig ! » (« tais-toi ! »), et l’injonction vaut peut-être pour Ella.
Rune Christiansen, Fanny et le mystère de la forêt en deuil. Trad. du norvégien par Céline Romand-Monnier. Libella, 240 p., 19 €
Publié en mars 2020, Fanny et le mystère de la forêt en deuil ressemble à un conte. Pour résumer, Fanny est une jeune fille qui perd ses parents dans un accident de voiture et décide de rester dans la maison familiale, à l’écart de tout. Ce roman est proche du conte, conte moderne s’entend, puisqu’il y est question, incidemment, de Kafka, Verne, Grémillon ou Ophüls. Il y est question d’animaux, de lieux, de rencontres, de plaisirs divers.
Christiansen est poète, comme Mona Høvring, et sa prose en porte très fortement la marque. Ainsi de ces quelques phrases par lesquelles le roman s’achève, comme une moralité : « Et ici, avec ces flocons blancs qui filent au vent, s’arrête le récit de Fanny. Elle ramène ses cheveux en arrière. Elle regarde Karen. Elle montre quelque chose, mais maintenant, nous ne savons plus ce que c’est. Juste la neige. Il n’y a pas de culpabilité. Pas d’innocence. Il en est ainsi des animaux de la forêt, ainsi des hommes et des femmes. Être un humain, cela signifie qu’on ne peut pas choisir. Qu’on doit tout aimer. Nous sommes condamnés à tout aimer, pour ne rien oublier ou ignorer. Ignorer la moindre chose – une poignée de main, un regard clément dans les rayons d’un centre commercial, le plumage d’une sittelle ou la fourrure de velours d’une musaraigne –, ignorer la moindre chose peut être fatal, cela peut revenir à tout gâcher, tout jeter par-dessus bord, tout perdre à jamais ».
Eivind Hofstad Evjemo, Vous n’êtes pas venus au monde pour rester seuls. Trad. du norvégien par Terje Sinding. Grasset, 304 p., 20 €
Vous n’êtes pas venus au monde pour rester seuls, paru en 2017, a été publié en Norvège en 2014, soit trois ans après le choc d’Utøya, le pire acte terroriste qu’ait connu le pays. Une famille rentre fin juillet 2011 à Foldnes. Une place reste vide dans la voiture, celle d’une des filles assassinée au cours de l’attaque. Sella et son mari Arild sont des voisins et ils voient passer cette famille. Eux-mêmes ont vécu un fait dramatique : Kim, leur fils adoptif, d’origine philippine, est parti pour retrouver sa famille biologique et n’est pas rentré, mort dans un accident. Depuis ce jour, le couple se délite et tout semble faire signe. La mort rôde à tous les tournants de l’histoire : une chatte est tuée et mangée par un chien ; une femme meurt en accouchant. On croise la mort à d’autres moments. Comme si le deuil offrait la seule lecture du monde. Arild n’a personne à qui apprendre son savoir. Sella est infirmière ; son intérêt pour les autres, ceux qu’elle soigne ou qu’elle côtoie, est sa façon à elle d’être au monde mais la perte de Kim met en cause son état de femme et de mère. La mort de la jeune voisine est le déclic. Elle trouve enfin l’audace d’aller vers ses voisins.
Les deuils permettent-ils de se comprendre mieux ? C’est un peu le nœud de ce roman, qui ne se limite pas à cette question. Ici encore, la temporalité est faite de retours en arrière, d’instants désordonnés qui donnent à sentir plus qu’à comprendre ce qui forge l’univers des personnages. Le narrateur laisse les choses en suspens, son écriture, très lisse, avec l’alternance entre présent et passé simple, évite tout relief. Tout progresse peu à peu, sans effet. On se dit, mais peut-être est-ce un cliché ou une vue de l’esprit, qu’il existe une lumière scandinave, tout atténuée, en attente d’un éclat solaire qui ne viendra qu’à la fin.
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Mercredi 24 novembre à 18 heures : rencontre autour de la littérature norvégienne contemporaine. Avec Rune Christiansen, Eivind Hofstad Evjemo, Vigdis Hjorth, Mona Høvring. Modération : Norbert Czarny. Interprète : Hélène Hervieu. Cité Internationale Universitaire de Paris (7 N, boulevard Jourdan, 75014 Paris).