Entretien avec Richard Powers

Sidérations, treizième roman de Richard Powers, finaliste pour le prix Booker 2021, raconte le deuil d’un père, astrobiologiste de métier, amenant son fils « visiter » de lointaines planètes, tout en explorant des forêts primaires de la nôtre, afin de comprendre la nature de l’humanité. Une fois n’est pas coutume, Powers se sert de l’innovation technique pour mettre en relief les éléments fondamentaux de la vie terrestre. EaN a pu s’entretenir avec le romancier lors de son récent passage à Paris.


Richard Powers, Sidérations. Trad. de l’américain par Serge Chauvin. Actes Sud, 400 p., 23 €


Sidérations : entretien avec le romancier Richard Powers

Richard Powers (octobre 2021) © Jean-Luc Bertini

Au risque de recourir à Sainte-Beuve, je tiens à remarquer que vous écrivez ici sur un rapport fusionnel père-fils alors que vous n’avez pas d’enfant.

Longtemps, j’ai été du côté de Proust : pendant trente ans, j’ai résisté à la tentation d’intégrer l’information biographique dans l’intrigue, je m’efforçais d’éviter toute influence de ce genre. Aujourd’hui je suis plus souple. En effet, je n’ai pas enfant, par contre j’ai de nombreux neveux et nièces, ainsi que de fortes relations de parent de substitution. Mais au fond une bonne partie du roman vient de ma propre expérience de l’enfance, à neuf ans j’étais un garçon assez étrange. Être romancier, c’est appliquer la méthode de Stanislavski : trouver dans votre propre expérience quelque chose d’analogue à la situation que vous devez recréer. Ce roman relève alors de la « fiction spéculative » pure : après avoir souvent écrit sur des technologies alternatives, je finis par spéculer sur l’expérience paternelle.

Sidérations relève de la « fiction spéculative » pour d’autres raisons également.

Hormis la paternité, deux autres aspects sont évidents. D’abord, le Neurofeedback EEG (une technique thérapeutique pour la rééducation du cerveau), technologie que j’ai découverte en 2013 – elle existait déjà depuis dix ans –, et à partir de laquelle j’extrapole. Elle en est encore à ses débuts, pour l’instant on s’en sert pour traiter divers traumatismes, des troubles de stress post-traumatique (TSPT), etc. Mon astuce, c’est de l’introduire subrepticement dans un texte apparemment respectueux du « contrat » du réalisme domestique, avant d’augmenter progressivement le volume pour mettre le lecteur dans la confusion : s’agit-il de la science d’aujourd’hui, de celle qui adviendra dans deux ou dans dix ans, ou est-ce un truc impossible tout simplement imaginé par Powers ? Je prends du plaisir à jouer avec un genre où l’on baisse le seuil de tolérance de l’invraisemblance : le lecteur lambda qui sait d’emblée pleurer pour un père et un fils perdus peut ainsi accéder à cet autre univers, il prend pour acquis l’élément fabuleux à l’intérieur du cadre du réalisme domestique, voilà la raison pour laquelle je brouille les frontières de la technologie.

Quel est le troisième élément de la « fiction spéculative » ?

La géopolitique, tous ces événements extérieurs qui empiètent sur Theo (le père). Encore une fois, je l’aborde à partir d’une ambiance propre au réalisme social : le lecteur se dit : « C’est l’Amérique de 2019, j’ai mes repères, je reconnais ces figures qui ressemblent à Trump et à Greta Thunberg. » Ensuite, au fur et à mesure du roman, on franchit une frontière, on n’est plus dans l’Amérique de 2019, c’est un monde parallèle. Mon but, c’était de représenter l’univers déroutant et perverti des deux dernières années de l’administration Trump : on ne savait pas encore à quoi cela allait aboutir ; si j’avais été plus fidèle à la réalité, ç’aurait été faussement rassurant. En même temps, Theo et Robin (le fils) entreprennent de nombreux voyages à travers la galaxie pour visiter des exoplanètes révélées par les recherches des astrobiologistes, ce sont des destinations sécurisantes, où le père et le fils entrent dans l’imaginaire l’un de l’autre pour trouver une manière oblique de dialoguer sur leurs craintes et leurs espoirs, cela évoque le genre de science-fiction que Theo affectionnait dans sa jeunesse. Ensemble, ces éléments jettent les bases du dénouement : on se déplace sur d’autres mondes afin de revenir sur la Terre, pour découvrir que la vie et l’intelligence extraterrestres nous entourent, on y était aveugle. Cet entrelacement, ce dispositif consistant à quitter la maison afin de revenir et de la mieux comprendre, fait penser au Magicien d’Oz.

Dans la New York Review, Margaret Atwood compare votre roman La chambre aux échos au Magicien d’Oz.

J’en ai été enchanté. Elle est convaincante, c’était inconscient de ma part, cela m’a fait drôle de m’en rendre compte en lisant son article. Dans Sidérations, je n’avais pas conscience de la fin avant d’y arriver.

Si je devais identifier un modèle pour Sidérations, ce serait plutôt la nouvelle évoquée explicitement ici, Des fleurs pour Algernon.

Absolument. Encore une fois, ç’a été inconscient. Quand j’ai entamé l’écriture, soumettant Robin à cette intervention censée augmenter son intelligence émotionnelle, pour qu’elle soit ensuite réduite, j’avais un sentiment de familiarité. Je me suis rendu compte – c’était émouvant – qu’il s’agissait de ma propre enfance, de mon propre sentiment d’être anormal, arrivé au moment de la lecture des Fleurs pour Algernon. Ce que j’ai lu à onze ans, c’est la nouvelle de Keyes, qui a été ensuite transformée en roman. Quand, récemment, j’ai rouvert celui-ci, je suis tombé sur l’épigraphe tirée de La République, selon laquelle la vue (comme l’esprit) connaît deux types de sidérations (rendu par l’adjectif « troublé » dans la version française : « On se rappellerait que la vue peut être troublée de deux manières et pour deux causes : quand on passe de la lumière à l’obscurité, ou bien le contraire, de l’obscurité à la lumière »). Là, j’ai trouvé mon titre. Et je me suis rendu compte que, derrière Keyes, je m’appuyais sur Platon, lui et moi on s’abreuvait à la source de l’allégorie de la caverne, cette fable ancienne sur le fait de briser l’illusion consensuelle – « l’hallucination consensuelle », pour emprunter l’expression de William Gibson. Ça finit mal chez Platon, ça finit mal chez Keyes, et ça finit mal dans Sidérations !

Comme chez Keyes, la technologie employée pour modifier le comportement de Robin est vertigineuse et dérangeante.

Theo accepte la proposition d’un collègue d’inscrire son fils dans une nouvelle thérapie, le décodage du neurofeedback.  Il s’agit de scanner le cerveau d’une personne en train d’apprendre une nouvelle tâche, de participer à une activité ou de ressentir un état émotionnel particulier. Une fois qu’on a sauvegardé ce scan IRMf, on l’utilise comme modèle pour une seconde personne : on fournit des indices à celle-ci pour qu’elle puisse ajuster son état mental interne, le calquant sur le modèle. Robin s’avérera virtuose dans cet exercice, il développera rapidement la capacité de participer à l’état mental du cerveau modèle, acquérant ainsi une sorte de profondeur nouvelle et de maîtrise de soi.

Il communique avec l’esprit de sa mère défunte. En même temps, lui et son père se comprennent à demi-mot. Norman Rush plaide pour une nouvelle convention typographique – « thoughtface » – afin de transcrire les pensées. Chez vous, l’emploi des italiques brouille la frontière entre dialogue et pensée : s’agit-il de la télépathie ou de la parole ?

Robin trouve de l’apaisement à travers une connexion avec le flux de vie au sens large. Il se trouve qu’à travers son métier Theo a accès au domaine émergent de la découverte d’exoplanètes. Au début, il parle à son fils de planètes fictives, comme une sorte de rituel de coucher, je les imagine allongés l’un à côté de l’autre, ajoutant à tour de rôle des éléments au conte. Ils essaient d’imaginer à quoi ressemblerait la vie en ces lieux lointains, cela leur procure un sentiment de sécurité. Au fond, il s’agit d’une exploration implicite de toute forme de diversité : Robin s’alarme de la diminution de la diversité de la vie sur la Terre, du problème de l’extinction des espèces. Quant à Theo, il se préoccupe de la diversité neurologique, des velléités normalisantes d’une société soucieuse de faire disparaître la singularité de son fils.

Sidérations : entretien avec le romancier Richard Powers

D’où vient votre intérêt pour le voyage extra-planétaire ?

Dans la science-fiction, dans laquelle j’ai grandi, le voyage vers d’autres planètes n’est qu’une façon de découvrir d’autres possibilités, d’autres façons d’être, d’autres personnes. Pour moi, elle remonte au XIXe siècle, aux romans d’aventures de Melville, ou encore, deux siècles plus tôt, à Defoe : on arrive sur une nouvelle île, et, tout d’un coup, les principes fondamentaux de la société se trouvent altérés, ainsi que notre conception de la santé mentale, des émotions ou de la pensée. L’apogée du roman de gare planétaire se situe dans les années 1940 et 1950, avec des reptiles anglophones de trois mètres. Quand j’étais jeune, le genre s’est sophistiqué, il est devenu une manière puissante d’explorer l’aspect contingent de notre singularité humaine. Je suis né en 1957, j’ai lu de manière intensive la fiction des années 1960 et 1970, il y avait John Brunner, James Tiptree Jr, Ursula Le Guin. C’est à ces sources-là que j’ai puisé. En même temps, j’ai emprunté à un courant d’avant-garde de la tradition littéraire : je pense notamment aux Villes invisibles d’Italo Calvino, ou à Quand Einstein rêvait d’Alan Lightman, composés de micro-chapitres – chacun pourrait être un roman en soi – où l’on se trouve en terre étrangère, les règles du jeu ont changé, et, en une page et demie, on va extrapoler sur toutes les ramifications. C’est un procédé puissant : il montre combien notre conception de l’existence est contingente, combien nous avons été colonisés par une trajectoire culturelle circonscrite. De fait, ces livres-là sont probablement issus de la science-fiction classique des années 1930, d’écrivains comme Olaf Stapledon et son livre Créateur d’étoiles, monument de la science-fiction. Stapledon ne s’intéresse nullement au développement du personnage ou à l’intrigue, il ne fait que lancer à la figure de son lecteur monde après monde, jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’on a beau fabriquer des mondes, on a été fabriqués par le nôtre.

Vous avez déclaré que les êtres non humains ne figurent plus comme personnages importants dans la fiction. Depuis quand ?

Pendant la plus grande partie de l’histoire littéraire, des entités non humaines ont été essentielles. On n’était pas encore dans l’illusion de l’autonomie, de l’auto-fabrication, de notre indépendance vis-à-vis du reste du monde vivant. Cette idée bizarre n’aurait jamais traversé l’esprit des autres cultures. Elle arrive dans la littérature occidentale vers les dernières décennies du XIXe siècle.

Qui sont les derniers écrivains d’avant la chute ?

On le voit chez Melville : ce n’est pas seulement la baleine qui est dotée de pouvoir, d’intention et d’intelligence, mais l’univers entier, au moins indifférent s’il n’est pas malveillant, un univers dont le logiciel est incompatible avec le nôtre. Aux États-Unis, au collège, on apprend qu’on peut distinguer trois formes d’opposition en littérature : l’homme est en conflit avec lui-même ; ou bien avec d’autres hommes – c’est le cas du roman social ou politique ; ou bien encore l’espèce humaine s’oppose à tout le reste. Auparavant, ce dernier genre de conflit était omniprésent, il l’est toujours chez les peuples indigènes. Hélas, chez nous, on a fabriqué tant de technologies, on est devenu si enivré de puissance, qu’on estime avoir gagné la guerre. Donc les derniers soupirs de ce genre fictionnel s’expriment à la fin du XIXe siècle, chez des écrivains comme Jack London, obligé de partir en des lieux exotiques pour situer ses histoires de lutte et de survie. Sinon, ça fait un bon moment que toute tentative de raconter ce troisième genre d’histoire dégage un parfum nostalgique, cela ne peut se passer que dans un roman historique. Aujourd’hui, les praticiens de la fiction littéraire s’opposent aux auteurs focalisés sur une crise qui ne relève pas de l’ambiguïté morale. Ils pensent que, si un roman est animé par une vocation morale, il est forcément médiocre. C’est pour cela que le milieu littéraire avait enfermé la science-fiction dans des ghettos : elle ne se préoccupait pas de psychologie. Or, c’est dans le domaine de la science-fiction qu’on n’a jamais cessé d’examiner la question de ce que veut dire être humain. C’est dans la science-fiction qu’on trouvera le roman de l’avenir.

Robin, le prénom du fils, me fait penser à Batman et Robin. Mais vous avez été influencé par l’essayiste Robin Wall Kimmerer.

En effet, il s’agit d’un hommage. Elle a eu une énorme influence pour L’arbre-monde. Amérindienne, élevée dans la tradition des connaissances indigènes, elle est biologiste de formation. Dans son essai Tresser les herbes sacrées, elle essaie de réunir trois méthodes de connaissance qui, au premier abord, paraissent incompatibles. Pourtant, elle en fait une tresse. Son argument est émouvant, elle conseille à chacun de récupérer son sentiment d’appartenance au monde, pas en tant qu’habitant dominant, mais en tant que voisin dans le quartier des êtres vivants. Elle incite à « redevenir indigène ».

C’est ce que vous avez fait il y a cinq ans quand vous vous êtes installé au milieu des monts Great Smoky dans les Appalaches, afin d’écrire L’arbre-monde. Maintenant, vous êtes passé de la forêt à l’espace, mais vos deux derniers romans partagent une vision quasi mystique de la place de l’homme dans l’univers.

Sidérations est un bourgeon ou une branche du grand arbre de L’arbre-monde, mais, au lieu d’une longue et complexe narration à plusieurs voix, j’ai élaboré une histoire à partir d’une petite poignée de personnages dans un laps de temps limité et dans un seul cadre narratif, tout en essayant de dépeindre la même transformation de la conscience. C’est à la fois un livre sur la forêt et sur l’espace : aux yeux d’un astrobiologiste, ce qu’on explore dans les étoiles, c’est un énorme biome. Vous savez, Ursula Le Guin a écrit un roman dont le titre est Le nom du monde est forêt.

C’est là que se situera le sacrifice du fils. Est-ce une figure christique ?

Oui, mais l’idée du sacrifice de l’individu préfigure Jésus ; le mythe du dieu mourant et ravivé, cela renvoie à Frazer. Autrefois, c’était notre manière d’être dans le monde : on se résignait à l’influence de la Terre. Comme le dit Thoreau de manière remarquable, pour vivre le passage de chaque saison, il faut accepter la nature transitoire de l’individu : « Vis le passage de chaque saison ; respire l’air, bois le breuvage, goûte le fruit, et livre-toi à l’influence de chacun. » Il s’agit de trouver une source de satisfaction plus profonde que celle qu’on cherche dans la séparation. Il faut accepter les contraintes de la mortalité, il ne s’agit pas d’un défaut de conception. Pour Thoreau, la mort n’est pas un bug, c’est une fonction. C’est la plus grande invention de la vie, permettant la diversification, l’évolution et la régénération.

Propos recueillis par Steven Sampson


Cet article a été publié sur Mediapart.

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