Deux époques

L’école est au cœur de deux livres récents de Nathalie Quintane. L’un, Un hamster à l’école, se présente comme un long poème en vers libres, ou comme une épopée drolatique sur le hamster qu’elle est, tournant dans sa roue l’Éducation nationale depuis plus de cinquante ans. L’autre, La cavalière, raconte, à travers la figure de Nelly Cavalleiro, plus qu’une époque, une atmosphère, les années 1970. Qu’elle traverse le Temps ou en offre un instantané, l’autrice manifeste la même énergie dans les deux livres.


Nathalie Quintane, La cavalière. P.O.L, 160 p., 15 €

Nathalie Quintane, Un hamster à l’école. La Fabrique, 198 p., 13 €


« C’est si loin. Tellement une autre époque. Aucun rapport avec la nôtre.

Pourquoi revenir sur un temps totalement étranger alors que nous avons tant besoin de ce qui aujourd’hui nous dit quelque chose ? »

Ainsi commence La cavalière et le livre répond à cette question, au fil des pages et en partant d’un point de vue très clair, celui de la littérature : « Ce livre tâche de mettre le passé au présent, et bien plus s’il est de littérature, le présent au présent. »

Un hamster à l'école et La cavalière, de Nathalie Quintane

Nathalie Quintane (novembre 2021) © Jean-Luc Bertini

Nathalie Quintane a interrogé des amis, des témoins à D., sa ville d’adoption jamais nommée mais reconnaissable, à Grenoble, ailleurs. Elle écoute, elle transcrit. Elle écrit au présent, évoque des gens parfois morts comme Nelly Cavalleiro, les proches et les compagnons désormais âgés, un écrivain devenu « romancier populaire et toujours amer » qui a écrit une série de romans régionalistes se déroulant dans les Alpes de Haute-Provence. Pour dire ces années, elle cite Garrel, Duras, « le tueur fou de l’Ardèche » dont Jean-Claude Bourret parlait avec inquiétude sur TF1, en 1977. Elle rappelle la peur des « hippies », des « drogués » que l’on opposait aux « intellos », la vie en communauté, la puissance de l’État sous Pompidou, bref, elle rend une atmosphère mais pas seulement.

Nathalie Quintane parle de l’école en ces années 1970. En ce temps-là, on parlait de Freinet et de Ferrer, de l’autonomie des élèves, de méthodes différentes ou d’une utopie incarnée par Bellenger, sous la Commune : « Il faut que chaque ouvrier, chaque homme occupé à un travail physique puisse écrire un livre, avec sentiment et talent, sans quitter son établi. » Si ces idées libertaires (ou seulement autogestionnaires) allaient trop loin, les professeurs risquaient de se faire radier ou bien d’être envoyés à Wissembourg, ville qui aurait pu se nommer Limoges. Il suffisait d’être différent, d’autoriser des élèves qui n’étaient pas du lycée ou de la classe à assister à un cours, d’en inviter chez soi, de vivre dans une de ces petites villes de province où tout se sait. Plus de dix ans après, la narratrice devenue professeure a fait l’expérience de ce contrôle des parents quand elle a donné à lire à des élèves de troisième Le chien jaune. Lesdits parents préparaient leurs enfants aux grandes écoles (on ne commence jamais assez tôt) et Simenon constituait un écart.

Mais Nelly Cavalleiro avait fait bien « pire » : « cette femme jeune, belle, gauchiste, Parisienne prof agrégée, dans sa longue cape noire » avait été inculpée d’« incitation de mineurs à la débauche » pour avoir prêté son appartement à un « homosexuel notoire ». Citer ces expressions qui revenaient, ou bien lire des titres comme « L’archange débauché perd la prof de philo » (tiré de France-Soir), permet de mesurer (ou pas) l’écart entre ces années et les nôtres. N’oublions cependant pas les films pleins de liberté mettant en scène Bernadette Lafont éternelle Fiancée du pirate, ou Bulle Ogier dans La salamandre quand elle décide de ne plus travailler dans le magasin de chaussures. Et cela, ce n’est plus si loin. Le « ne travaillez jamais » de 68, ou sa variante « ne pas travailler », c’est revenu, autrement, en cet automne 2021. Ainsi, aux États-Unis avec les millions de démissions, certes pour chercher ailleurs, mais traduisant un changement de vision peu imaginable avant la pandémie. Que l’on partage ou pas la vision du monde assez tranchée de l’autrice, le constat est là.

Et puis, d’une époque l’autre, il y a ce qui ne change pas. La résistance de la littérature langue du roman ou de la poésie, face à une langue basique, normée. La cavalière fait plusieurs fois référence à Christiane Rochefort, à son Printemps au parking, aux Petits enfants du siècle, deux romans qui, à leur manière, allaient « à contretemps ». Cette expression, que Patrick, un témoin d’alors, emploie pour parler du cabanon où se rassemblaient ceux qui ne trouvaient pas leur place en ville, elle vaut aussi pour les personnages de Christiane Rochefort.

Un hamster à l'école et La cavalière, de Nathalie Quintane

Nathalie Quintane cite aussi cette romancière dans Un hamster à l’école. Elle en propose un extrait à ses collégiens, préférant sa subversion aux textes assez convenus de Le Clézio. Elle enseigne pour partie (peut-être entièrement ?) en poète. Ainsi quand elle travaille avec des élèves de cinquième sur Yvain, récapitulant ce qu’on trouve dans les petits coins : « Alors de la nourriture… des cadavres… de la drogue… de l’argent … des femelles… de l’alcool… des armes… » et concluant qu’ils venaient de faire le « résumé de la civilisation occidentale depuis deux mille ans ».

Quiconque a passé cinquante ans, ou plus, ou moins, dans l’Éducation nationale (les années de maternelle entrent dans le décompte) s’amusera beaucoup à lire ce Hamster. Pourquoi ce rongeur ? «  C’est en tant que hamster que j’ai pu tenir aussi longtemps dans ce contexte parce que je fais tourner très vite la roue et que je suis extrêmement concentrée sur l’effet d’optique que produit la vitesse au niveau des rayons, qui ne sont alors plus qu’une couleur grise. »

La roue, ce sont toutes ces idées qui se croient nouvelles, tous ces mots qui servent à cacher le vide et ce jargon de l’institution. Tout ce fatras fait la vie de l’institution ; on peut le livrer en vrac : devoirs aménagés, compétences, projet, Histoire de l’Art, évaluation… Un jour on note par lettres (ABCDE), un autre on ajoute une note de vie scolaire, souvent on prononce des mots à voix basse – orientation est de ceux-là. Et puis le professeur de français doit faire avec la polysyndète et l’homéotéleute qui permettent de ne rien dire de fort sur un texte, mais de répéter un cours. Et use de la dictée pour « guetter ». Passons, c’est trop triste (ou drôle).

Nathalie Quintane a cru, la première fois qu’elle est entrée dans la salle des professeurs, que ça n’allait pas être possible. Et puis elle est restée, contrairement à ces professeurs qui, il y a quarante ans, comme Nelly Cavalleiro, étaient venus chercher l’institution, comme on appelle l’adversaire sur le ring de boxe, pour qu’il vienne vous trouver. « Ou plutôt comme corps à infiltrer, pervertir, subvertir ». Ils avaient été radiés. Elle reste. Sans doute en douce « séditieuse », pour reprendre l’adjectif de Pierre Gaxotte, académicien d’autrefois dont les idées sont en vogue de nos jours. Encore préoccupée par « le problème de la poésie » : le présent. Toujours résistante.


EaN a rendu compte de Les enfants vont bien, d’Un œil en moins et de L’art et l’argent (codirigé avec Jean-Pierre Cometti).

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