Reinhard Lettau, décédé en 1996, partagea sa vie entre l’Allemagne et les États-Unis où il fut professeur de littérature allemande, avant de se réinstaller définitivement dans son pays natal après la réunification. Écrivain engagé, il adopta dans l’Amérique de la fin des années 1960 – dont il était devenu citoyen – la même attitude contestataire qu’il avait ouvertement affichée dans une Allemagne alors enfiévrée par les mouvements étudiants et l’émergence de l’opposition extra-parlementaire (« APO »). Son œuvre ne fut guère traduite en français, et les amateurs de nouvelles rares n’en apprécieront que davantage ce recueil traduit en français, Invitation à des orages d’été.
Reinhard Lettau, Invitation à des orages d’été. Trad. de l’allemand par Louise Servicen. L’Arbre vengeur, 150 p., 13 €
En 1963, ces vingt et une nouvelles ont été publiées pour la première fois en français sous le titre Voyage en carrosse (Plon). Les éditions de L’Arbre vengeur en ont aujourd’hui choisi un autre, emprunté lui aussi à l’une des nouvelles – et toujours dans l’excellente traduction de Louise Servicen (1896-1975), qui fut traductrice, entre autres, de Thomas Mann. Car il est manifeste que la langue soignée, vivante et variée de Reinhard Lettau est une clef essentielle pour accéder à son univers extravagant, illustration involontaire de ces mots de l’écrivain français Daniel Boulanger : « Réel, imaginaire sont frères ennemis, mais de même sang, et nous, nous sommes au croisement, à la brûlure de leurs regards » (La confession d’Omer).
Si Reinhard Lettau invente les situations les plus cocasses, la légèreté du ton est trompeuse et le rire ne laisse pas d’inquiéter : l’auteur s’inspire sans doute de ce que d’autres fort célèbres ont expérimenté avant lui, mais, maniant en maître le paralogisme et poussant la raison à l’absurde, il utilise comme personne le burlesque et le mélange des genres pour explorer des sujets plus graves qu’il n’y paraît. Pris au dépourvu par le changement inattendu de leur univers familier, les hommes et les femmes qu’il dépeint, qui ne se distinguent en rien de l’humanité moyenne, réagissent comme ils peuvent, avec pour seule arme une logique mise en défaut par le dérèglement des repères. Un des personnages décrit très bien l’espace instable où ils se trouvent, pris entre une réalité tangible et une autre qui l’est moins : « Un crossing, dit la veuve, comme l’appellent les Anglais, est un état où l’on se trouve entre deux endroits, un état intermédiaire où ni les obligations du port de départ, ni celles du lieu de destination ne sont pleinement valables ».
Un homme, par exemple, fait construire un labyrinthe dans son parc pour distraire sa femme, parce qu’« un labyrinthe, un jardin des illusions, représentait l’art et la nature fraternellement unis ». Mais l’architecte construit un véritable dédale qui ne cesse de grandir, débordant les limites de la propriété : les visiteurs s’y perdent, on découvre par hasard les corps des ouvriers qui y sont morts, et pour finir le propriétaire aperçoit l’architecte sur le balcon de sa propre maison en train de courtiser sa femme ! L’homme pourtant ne s’insurge pas contre ce double de lui-même qui a pris sa place, et il continue d’errer joyeusement avec ses compagnons. Placés dans des situations « absurdes », les héros de Reinhard Lettau ne se révoltent jamais, ils paraissent résignés, soumis à un obscur destin qui les rend interchangeables.
Ailleurs, la narration se focalise sur un événement historique connu, la construction d’un faux village décidée par Potemkine pour abuser la tsarine. Or, au fur et à mesure que les maisons se construisent, elles deviennent de vraies maisons, avec de vraies fenêtres et des cheminées qui fument. Où la confusion s’opère-t-elle ? « Parfois j’ai l’impression qu’en réalité nous construisons deux villages, un faux et un vrai, et d’ailleurs sans vouloir le vrai, mais que celui-ci s’élève de lui-même hors du faux, comme pour obéir à une nécessité. »
Ailleurs encore, un maniaque des chemins de fer s’amuse à confectionner son propre annuaire, et voilà que peu à peu les trains se mettent à suivre, non pas les horaires et les parcours officiels, mais le tracé imaginaire inventé par celui qu’on pourrait prendre pour un fou dangereux ! Retards et accidents sont sans importance, nul ne se plaint de ne pas arriver, comme si pour les voyageurs l’essentiel n’était pas le but à atteindre mais le voyage. Le temps, entré pour de bon dans la relativité, perd sa fonction qui rythme nos vies, et la continuité temporelle se rompt autant que la continuité spatiale.
On ne saurait évoquer ici les vingt et une nouvelles qui sont à la fois distrayantes et inquiétantes, invitant à ouvrir les yeux sur ce que les habitudes et les certitudes accumulées font oublier. Mêlant la bouffonnerie au fantastique, les récits de Reinhard Lettau amusent, mais derrière la plaisanterie transparaissent les interrogations existentielles qui font de ces textes courts autant de variations sur la condition humaine.