Yaël Neeman a construit un livre bouleversant et totalement improbable, en racontant la vie d’une femme qui n’a rien fait de sa vie et qui a pourtant laissé un souvenir incandescent à tous ceux qui l’ont croisée. Qui n’a rien fait de sa vie, ou plus exactement qui a passé sa vie à effacer les traces de son passage sur terre. « Elle voulait qu’il ne reste rien d’elle, pas une photo (sur les rares qu’elle a gardées, elle a découpé sa tête), pas un livre (elle a effacé de ses livres toutes les petites notes dans les marges, a passé du Tipp-Ex sur les deux faces de la page pour que rien ne se voie) », raconte une de ses amies.
Yaël Neeman, Elle était une fois. Trad. de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech et Laurence Sendrowicz. Actes Sud, 300 p., 22,50 €
La vie de Pazith Fein est une énigme et aussi un scandale. Comme est un scandale toute mort prématurée, toute souffrance qui ne peut être consolée. Yaël Neeman, auteure du formidable Nous étions l’avenir (Actes Sud, 2015) sur son enfance dans un kibboutz de Galilée, a donc entrepris une espèce de biographie (gardons ce mot, assez impropre, pour le moment) de Pazith, morte d’un cancer à cinquante-cinq ans, après avoir survécu à de nombreuses tentatives de suicide.
Qui était Pazith Fein et à quoi ressemblait sa vie ? On le découvre petit à petit, dans le désordre, comme Yaël Neeman l’a découvert en sollicitant les témoignages de ceux qui l’ont connue, en particulier ses amis d’adolescence à Holon, dans la banlieue de Tel Aviv.
Au fil de récits qui commencent par « Aliza m’a dit » ou « Muli m’a écrit » se dessine le portrait d’une femme brillante, attachante, profonde, difficile à vivre, tragique. L’intelligence et l’intensité de Pazith ont fasciné tous ceux qui l’ont rencontrée, comme les ont fascinés les courts textes qu’elle écrivait, avant de les détruire. « Comment se fait-il, demande son amie Tsipa, qu’une personne aussi brillante, aussi douée, avec un cerveau aussi affuté… se soit trouvée empêchée d’en profiter dans le sens habituel du terme, incapable d’en retirer les fruits ? »
Petit à petit, Yaël Neeman découvre tout, mais ne raconte pas tout. Elle mentionne les internements et les nombreuses tentatives de suicide, rapidement. Elle explique qu’elle n’a pas trouvé la bonne manière d’en parler. Il y a par contre, faite par tous ceux qui ont connu Pazith enfant ou adolescente, cette description de ses parents, terribles de dureté et de froideur. Le père, bel homme, la mère, malade et bientôt aveugle. L’un et l’autre battaient leur fille, violemment. Au-delà de ce qu’un de ses amis décrit comme habituel dans les familles juives polonaises de l’époque.
Et puis, sous le récit de la vie et de la mort de Pazith Fein apparaît petit à petit un autre thème. Pazith est née en 1947 dans un camp de personnes déplacées en Europe de parents dont les familles ont été décimées. À l’époque en Israël, notamment dans ce quartier de Holon, la Shoah est partout mais on n’en parle pas. « Il y avait eu la Shoah mais pas son récit », écrit l’auteure.
Même si aucun des membres du groupe n’a, semble-t-il, eu l’enfance atroce de Pazith, à Holon, dans toutes ces familles « venues de là-bas », dans chacune de ces maisons, « il y avait une histoire tragique… Une mine de culpabilité… Nombre d’entre eux étaient sortis vivants d’énormes tombes ». Dans certains appartements, dit son amie Aliza, « régnait un silence assourdissant. Des appartements de survivants muets, recroquevillés sous des couches et des couches de couvertures impénétrables ».
Et maintenant, il faut raconter comment s’est fait le livre. Ou comment il a failli ne pas se faire, comme l’indique la citation de Thomas Bernhard en exergue : « Nous croyons que nous pouvons commencer un projet et nous n’en sommes pas capables, tout est contre nous. C’est ainsi que tant d’ouvrages qui devraient être écrits… restent dans nos têtes ». Pendant dix ans, lentement, péniblement souvent, avec des interruptions, Yaël Neeman avance à l’aveuglette, attirée par Pazith comme par une lumière noire. Arrête, lui dit un ami, « Pazith ne te fait pas du bien ». Elle finira, presque à contrecœur, par aller au bout de son entreprise.
Que raconte-t-on quand on écrit sur une femme dont la réalisation la plus durable a été de s’effacer ? Que reste-t-il à faire ? Découvrir l’énigme de cet empêchement ? Et qu’est-ce que Yaël Neeman est allée chercher dans la vie de Pazith ? Ce n’est jamais vraiment élucidé. Ce qui se rapprocherait le plus d’une explication est une non-explication. C’est une référence à ce qu’ont écrit Georges Perec et Robert Bober dans l’exergue de Récits d’Ellis Island. À la question : « Pourquoi faire ça ? » ils répondent : « Il serait sans doute un peu artificiel de dire que nous avons réalisé un film à la seule fin de comprendre pourquoi nous avions le désir de le faire mais… »
D’accord, posons la question autrement. Que veut réparer Yaël Neeman ? Un autre effacement ? Et en parlant de Pazith, à quel point parle-t-elle d’elle-même ? Le miroir Pazith/Yaël rappelle le livre de l’Égyptienne Iman Mersal, Sur les traces d’Enayat El-Zayyat, très beau récit d’une écrivaine sur une autre écrivaine potentielle. La ressemblance est troublante, on retrouve parfois quasiment les mêmes termes. « Je ne suis pas certaine de ce que je construis, écrit Yaël Neeman, le portrait de Pazith ou celui de son esprit ou de son fantôme, voire mon propre portrait en quête de son esprit ou de son fantôme ».
Comment en êtes-vous venue à concevoir un projet aussi hasardeux ?
En fait, j’ai rencontré Pazith une seule fois, cinq minutes, c’était la voisine d’une amie. J’ai voulu en savoir plus sur elle, mon amie ne savait pas grand-chose, mais Pazith m’est restée en tête. Quelques années plus tard, Nirith, une collègue, m’a parlé d’une femme tout à fait unique, peut-être un peu bizarre, mais unique. Cette femme était très malade et Nirith avait proposé de cuisiner pour elle une fois par semaine, à chaque fois quelque chose de différent. Mais cette femme voulait toujours la même chose, donc toutes les semaines, pendant trois mois, jusqu’à sa mort, Nirith a fait le même plat : des schnitzels de poulet avec des pommes de terre. Rien d’autre, pas de citron, rien. Ensuite, elle a mentionné que cette femme s’appelait Pazith. Et j’ai sursauté parce que Pazith est un nom très rare. Et très laid. « Paz » veut dire « or » en hébreu. C’est un peu comme Golda, sauf que ça sonne mal en hébreu. La première chose que j’ai dite c’est : Pazith ne peut être son vrai nom, ça ne colle pas, ça ne lui va pas.
Donc Pazith était morte. Mais j’avais été très émue par ce que Nirith avait fait, tous ces repas. Ça m’a rappelé le kibboutz où j’ai grandi, quand quelqu’un était malade, les gens déposaient des gâteaux devant sa porte. C’était si beau cette histoire, j’ai demandé à Nirith de me raconter par écrit tout ce qu’elle se rappelait de Pazith. Dans son email, elle a mentionné les noms de gens que Pazith connaissait. Elle m’a aussi dit que « Pazith » n’était pas son vrai nom. Au départ, elle s’appelait Sylvia. Donc c’était Sylvia…
Nirith m’a aussi dit que Dana Olmert, l’éditrice de mon premier livre, Nous étions l’avenir, était la nièce de Pazith. J’ai interrogé Dana sur Pazith et je lui ai fait part de mon projet. Elle a beaucoup aimé l’idée et m’a encouragée à continuer malgré mes doutes. C’était très difficile pour moi d’aller interviewer les gens, de leur expliquer cette histoire bizarre. À la fin, quand même, c’était plus facile parce que tous ceux que j’ai appelés ont immédiatement compris mon projet et l’ont approuvé. J’avais peur aussi de ce qu’ils allaient dire, parce que je commençais à comprendre que Pazith avait voulu s’effacer, ce que je ne savais pas au début.
Votre enquête a duré presque dix ans. Notamment, avez-vous dit, parce que vous vous sentiez coupable de ne pas respecter ce désir d’effacement de Pazith.
Je me sentais coupable, et les gens que j’interrogeais aussi. Ils savaient que Pazith leur avait interdit de parler d’elle, mais tous voulaient le faire. Et, à chaque fois, ce qu’ils racontaient était très frais, très neuf, puisqu’ils n’en avaient jamais parlé. L’une de ses amies m’a dit : « Je ne comprends pas pourquoi on l’a écoutée. Ok, c’est ce qu’elle voulait… Et alors ? » Elle était vraiment en colère, elle a dit : « Oui ! Je vais vous parler. Je vais parler ! »
Quand avez-vous su que vous iriez au bout du projet ?
Je savais que je voulais vraiment faire ce livre, mais j’ai parfois eu très peur qu’il ne ressemble pas à ce que j’avais en tête. C’est comme ces jeux de construction en bois : on assemble une tour sur le sol et c’est seulement à la fin qu’on la dresse. Parfois elle tient et parfois elle s’écroule. J’ai tout le temps senti ça avec Pazith. J’ai dû faire un long travail d’ingénierie pour construire des ponts entre toutes ces histoires.
Et puis il y a les photos.
Au cours de mon enquête, j’ai fini par trouver beaucoup de photos et de dessins que j’ai finalement décidé de ne pas mettre dans le livre. Les éditeurs ont beaucoup insisté pour me faire changer d’avis, mais j’ai refusé, ça aurait été trop. Toutes ces histoires que j’ai recueillies, j’ai essayé de les raconter de la manière la plus vraie possible. Mais des photos, c’est autre chose. Pour moi, d’une certaine manière, ce serait pornographique, obscène.
C’est comme l’histoire de la tombe. Ses amis étaient sûrs qu’il n’y avait pas de tombe, Pazith n’en voulait pas. Mais il y en a une et je l’ai trouvée. Je n’en ai pas parlé dans le livre et je ne suis pas allée la voir. Dana, mon éditrice, voulait que nous y allions toutes les deux, faire une sorte d’hommage. Mais je ne pouvais pas, je n’ai pas voulu.
Pour en revenir aux photos, il s’est passé quelque chose de très intéressant. Un an environ après la sortie du livre en Israël, en 2018, le docteur Skornik (son oncologue, avec qui elle avait une relation très forte) a pris sa retraite. En rangeant son bureau, il a retrouvé un album de photos que Pazith lui avait donné. Et dedans il y avait les trente proches et amis que j’ai interviewés et qui apparaissent dans le livre.
Si Skornik avait trouvé cet album trois ans plus tôt, il n’aurait reconnu personne. Mais grâce au livre, il a identifié les trente visages qui étaient dans l’album. Il était fou de joie. Nous avons réuni tout le monde et, pour la première fois, nous avons regardé les photos tous ensemble. Et l’album était si semblable au livre ! Les trois chats de Pazith, son bureau, ses parents, la maison de son enfance à Holon… C’était très émouvant. Après la parution du livre, beaucoup de gens m’ont demandé des photos d’elle et j’ai toujours répondu qu’il n’y en avait pas. Cet album était secret, nous n’en avons pas parlé, nous n’avons pas publié les photos.
Il y a encore autre chose. Pazith y avait mis beaucoup de photos de ses parents. Ah, quand même, elle voulait ça ! Ça m’a beaucoup aidée, ça a soulagé ma conscience. Et aussi, j’ai eu une meilleure opinion des parents. Je ne suis pas sûre, mais peut-être qu’elle les avait aimés et peut-être qu’elle leur avait pardonné.
Ces trente personnes, ce sont celles qu’elle a connues adolescente ?
Oui, presque tous sont aujourd’hui des gens importants dans le domaine de l’art, de la peinture, de l’édition, et ils racontent tous tellement bien. C’est intéressant parce qu’ils ont évoqué des scènes de manière très visuelle. Je n’ai jamais voulu écrire des choses comme : elle était comme ci ou comme ça, elle était grosse, son menton était comme ça… ce n’est pas ma manière. Mais ils ont réussi à la décrire autrement. C’était comme peindre avec le pinceau d’un autre.
Dans mon enquête, j’avais l’impression d’aller à la pêche. Non pas en lançant une ligne, mais en lançant un filet. Parce que, dans ce genre de travail, on sait qu’on cherche, mais on ne sait pas ce qu’on cherche. Il y a tant de choses que je n’ai découvertes qu’en cours de route. Notamment que les membres de ce groupe de Holon avaient beaucoup de points communs. Tous se sentaient très israéliens mais la plupart étaient nés deux ans après la fin de la guerre, quand leurs parents étaient encore là-bas, dans des camps de personnes déplacées en Europe. Pourtant, ils ne savaient rien cette époque. Beaucoup d’entre eux ont raconté des histoires très similaires sur la découverte, parfois très tardive, qu’avant eux il y avait eu un autre enfant, ou que leurs parents avaient eu un autre mari ou une autre femme, qui avaient été assassinés. On ne leur en avait jamais parlé, ils ne le savaient pas, parce qu’à l’époque il y avait eu la Shoah, mais il n’y avait pas de mots pour la nommer.
Vous donnez à lire de longs blocs de propos recueillis, en les accompagnant de commentaires relativement courts. C’est un choix audacieux. Comment vous êtes-vous décidée pour cette forme ?
Cette structure m’est venue en écoutant les gens que j’interrogeais et en les trouvant très intéressants. C’est construit à partir de ce que je sentais d’eux et de Pazith. Je voulais… en hébreu, on dit « être une mouche sur le mur », voir et entendre sans être vue. J’aurais voulu être une mouche sur le mur. Je ne l’ai pas réalisé à l’époque, mais seulement maintenant : de la même manière que Pazith voulait s’effacer, peut-être que, moi aussi, j’ai voulu m’effacer.
Le trait le plus remarquable chez Pazith est sans aucun doute son rire, qui est tout sauf un rire joyeux ou libérateur. Tous ceux que vous avez rencontrés vous en ont parlé. Vous-même, qui ne l’avez vue que cinq minutes, vous avez été frappée par ce rire étrange.
Son rire, absolument tous m’en ont parlé, et tous ont essayé de l’analyser. Je pense que c’était la combinaison d’un grand sens de l’humour et, comme le dit une de ses amies, d’un cri. Une des choses qui m’attirent vers Pazith, c’est que rien n’était fluide pour elle. Tous les choix, du plus banal au plus important, étaient douloureux. Toutes ces choses, qui l’inhibaient, la freinaient. Un exemple, quand elle travaillait aux éditions Adam où elle était la seule traductrice salariée parce qu’elle était excellente. Elle travaillait sur une nouvelle d’Isaac Bashevis Singer dans laquelle deux rues se croisent à Varsovie. Sauf que, dans la réalité, elles ne se croisent pas. Elle a cherché des plans de l’époque, elle a interviewé des Polonais, mais elle ne trouvait pas de solution. Muli, l’éditeur, lui a dit : c’est tout le temps comme ça, il faut que tu avances. Mais elle ne pouvait pas, elle en était incapable. Alors elle leur a demandé de la licencier. Ce qu’ils ont fait.
C’est incroyable, parce qu’elle comprenait tellement bien ce qu’était la littérature…
Oui ! Et la manière dont elle écrivait toutes ces notes et ensuite les jetait dans le bac de recyclage. Un jour, je me suis dit : en fait, ce que je fais avec ce livre, c’est aller au recyclage récupérer toutes ces choses pour reconstruire Pazith.
Une autre motivation que je sens depuis le début, c’est qu’on fait généralement des biographies qui parlent d’accomplissements, de réalisations, de réussites, de productions. Encore une fois, Pazith n’a rien produit, pas d’enfants, pas de livres… Mais il y a tant de couleurs, tant d’autres choses à raconter. Je dirais que c’était une artiste sans moyen d’expression. Elle vivait sa vie de manière artistique, et je ne veux pas dire une vie de bohème. Elle vivait réellement dans une autre dimension. Il y avait beaucoup de beauté dans la manière dont elle avait choisi… pas sûr que « choisi » soit le bon terme… de vivre.
Doit-on comprendre que votre livre est aussi un geste pour réparer l’effacement de Pazith ?
Peut-être qu’il s’agit juste de voir la beauté dans ce qu’elle a fait, et de l’accompagner. Je l’ai pensé très fort après l’histoire de Yona Fischer, celui que ses amis décrivent comme l’homme qu’elle a aimé, mais qui ne se souvenait pas d’elle quand je suis allée le voir. Fischer est un des très importants conservateurs d’art moderne en Israël. Après avoir écrit le chapitre qui rapporte notre conversation, j’ai pensé : les lecteurs vont se dire, bon, ok, cette femme bizarre, moche et grosse, il ne se souvient pas d’elle, c’est normal. Mais ce n’est pas si simple. Et c’était important pour moi de ne pas la laisser là et de ne pas en donner une image pathétique, donc j’ai twisté le récit en ajoutant un paragraphe de commentaire. Et je dois dire que Yona Fischer a été très bien. Je lui ai montré le chapitre avant que le livre soit publié, il l’a lu et a dit : « C’était comme ça ». J’ai été très impressionnée. Quand on s’était rencontrés, j’avais senti que, même s’il ne se souvenait pas de Pazith, il comprenait ce que je faisais. Dans sa manière de ne pas se souvenir d’elle, on voyait que ça ne voulait pas dire qu’elle n’était pas importante. Et puis le souvenir lui est revenu, comme un boomerang, et il l’a accepté. C’était très beau.
Diriez-vous qu’il y a une identification, ou une proximité, entre vous deux ?
En fait, j’ai réalisé il n’y a pas longtemps que… peut-être que ça a à voir avec la manière dont j’ai grandi, en groupe, dans un kibboutz. Dans Nous étions l’avenir, j’ai écrit sur un groupe, un « nous »… C’est difficile pour moi de trouver le « je ». Peut-être voit-on des choses similaires chez Pazith. Et aussi, comme moi, elle est de la deuxième génération, elle n’a pas d’enfant, mais ce sont des choses dont je ne parle pas dans le livre.
Je pense de plus en plus que l’écriture vient d’une zone obscure, de choses que j’ignore de moi-même, qui ne sont pas conscientes. Les choses importantes qu’on écrit viennent d’une zone obscure. Pour moi, en tout cas.
Propos recueillis par Natalie Levisalles