L’esthétisation du témoignage

Huit témoignages sur les camps nazis, huit récits et essais viennent d’être rassemblés et publiés dans la « Bibliothèque de la Pléiade », la prestigieuse collection des éditions Gallimard, avec pour titre L’espèce humaine et autres récits des camps, dans une édition de trois chercheurs en littérature française, Dominique Moncond’huy, Michèle Rosellini et Henri Scepi. Si l’annonce de cette édition a été enthousiasmante, la lecture de ses présentations et commentaires suscite quantité de questions.


L’espèce humaine et autres récits des camps. Édition publiée sous la direction de Dominique Moncond’huy avec la collaboration de Michèle Rosellini et Henri Scepi. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 696 p., 65 € jusqu’au 31 mars 2022


L’ambiguïté du titre fait déjà se demander pourquoi avoir placé en tête L’espèce humaine, écrit par Robert Antelme en 1947, le distinguant volontairement des sept autres textes que regroupe le volume : L’univers concentrationnaire de David Rousset (1946), La peinture à Dora de François Le Lionnais (1946), Nuit et brouillard et De la mort à la vie de Jean Cayrol (1955), La nuit d’Elie Wiesel (1958), Le sang du ciel de Piotr Rawicz (1961), la trilogie Auschwitz et après de Charlotte Delbo (1970-1971) et L’écriture ou la vie de Jorge Semprún (1994). Voilà donc que ces derniers seraient relégués au rang d’« autres récits des camps ». Aucun critère de qualité n’autorisant une telle licence, s’est-il agi de privilégier un auteur « maison » et son récit phare ?

En effet, Cayrol vient du Seuil, Rousset des éditions du Pavois puis de Minuit comme Delbo et Wiesel, Minuit ayant été récemment repris par Gallimard. Un pas supplémentaire aurait-il été franchi dans le recul de l’édition savante devant la marchandisation du savoir ? Gallimard est, certes aussi, l’éditeur de Rawicz et de Semprún. Mais l’image de ce dernier n’est pas aussi bienveillante que celle d’Antelme, dont le récit, il est vrai, dispose d’un titre qui ne peut viser plus universel : « L’espèce humaine ». Quant à Rawicz et son roman « hapax », on se demande ce qu’il vient faire dans ce volume. Contrairement à ce qu’avance Henri Scepi dans sa préface, Rawicz ne choisit pas de « donner forme de transposition romanesque à sa propre expérience de la déportation ». Il transcrit l’expérience du ghetto et de la chasse généralisée aux Juifs en Ukraine et en Pologne. Le sang du ciel n’est pas un « écrit des camps ». Cette erreur – pas la seule du volume – est d’autant plus flagrante que cela ne pouvait échapper à Henri Scepi, qui a rédigé la notice sur Rawicz en fin de volume.

L’espèce humaine et autres récits des camps en Pléiade

Camp de Mathausen-Gusen, où fut déporté Jean Cayrol © CC/Bundesarchiv, Bild 192-171 / CC-BY-SA 3.0

En fait, la question du choix des textes et de ses justifications traverse l’ensemble du recueil. Elle le mine aussi. Pourquoi, par exemple, s’agit-il uniquement de textes rédigés en langue française ? Que toute mémoire nationale ait ses spécificités reste un argument pauvre au regard de questions d’expression qui dépassent les spécificités linguistiques. Et il est difficile de le justifier par le facteur de la réception, comme le fait Dominique Montcond’huy dès les premières lignes de son introduction, même si le témoignage est un acte où adresse et transitivité sont déterminantes. D’autant que, de son côté, Henri Scepi, dans un long entretien récemment donné à L’Humanité, déclare qu’il avait bien été envisagé d’« élargir le champ vers l’international », mais que « cela n’a pas été possible. Pas forcément pour des raisons de droits. Nous avons resserré sur le champ linguistique français ». Autrement dit, ce choix aurait été bien plus aléatoire ou « subjectif » – terme que semble affectionner Michèle Rosellini – que ne le dit Dominique Montcond’huy.

Par ailleurs, pourquoi avoir retenu de Jean Cayrol Nuit et brouillard, et non ses courts essais sur les rêves concentrationnaires ou le roman lazaréen qui recèlent la force d’une véritable pensée de la littérature, où celle-ci et le réel sont travaillés de l’intérieur par l’expérience concentrationnaire ? De même, pourquoi n’avoir pas publié Germaine Tillion ou Micheline Maurel, cette dernière étant seulement mentionnée par le détour de la préface de Mauriac à son récit Un camp très ordinaire (1957) ? Un critère de littérarité, arbitrairement posé, aurait-il fait le « partage » ?

On se demande d’ailleurs comment Dominique Moncond’huy en vient à parler de « beauté terrible » pour décrire le sentiment qu’éprouve, selon lui, le lecteur de L’espèce humaine, du Sang du ciel ou des poèmes de Charlotte Delbo. Une aristocratie esthétique de la littérature testimoniale ? Avoir invité à se joindre à cette Pléiade le très court texte La peinture à Dora de François Le Lionnais, auteur peu connu, ne suffit pas à rétablir l’équilibre. La première hiérarchie (L’espèce humaine en exergue) est ainsi relayée par une seconde qui écarte sans explication un certain nombre de récits testimoniaux, alors que les présentations s’intéressent avec finesse aux frontières et aux formes du littéraire lorsque celles-ci se trouvent exposées aux exigences testimoniales. Même si cela, à n’en pas douter, ne correspond en rien à l’état d’esprit des responsables du volume, ces gestes éditoriaux donnent une impression d’élitisme, ce qui est là encore contradictoire avec la critique que Dominique Moncond’huy adresse aux tentatives de classement du témoignage comme « genre ».

L’espèce humaine et autres récits des camps en Pléiade

David Rousset montrant des corps à des soldats américains dans le camp de concentration de Woebbelin, récemment libéré © United States Holocaust Memorial Museum. Provenance : Fred Frater

C’est une impression semblable que provoque l’usage de la terminologie concentrationnaire. En effet, sans aucunement euphémiser le génocide des Juifs, Dominique Moncond’huy et Henri Scepi usent, de façon récurrente, du terme généralisant de « camps » déjà scellé dans le titre. On a même pu se demander si les écrits du Goulag ne faisaient pas partie du nombre. Pourquoi n’avoir pas, tout simplement, pris pour titre : Écrits des camps nazis ? Plus encore, on considérera que convoquer à chaque page et plusieurs fois par page cette notion englobante du « modèle du camp » efface la différence entre, d’un côté, la structure concentrationnaire et, de l’autre, la mise en œuvre par les nazis d’un génocide qui visait à rayer les Juifs de la surface de la terre. À quoi auront servi ces dernières décennies cherchant, sans minorer la violence concentrationnaire, à faire admettre la systématicité de ce crime contre les Juifs ? Ce que l’on hésite à qualifier de négligence ou de maladresse est éclairé par les deux exemples suivants.

Dominique Moncond’huy se trompe en avançant que Primo Levi approfondit ce qu’il nomme la « zone grise » à l’occasion d’un « dialogue à distance [sic] avec Jean Améry ». Entre les deux rescapés, il n’y eut qu’un dialogue imaginaire (voir la biographie de ce dernier par Irène Heidelberger-Leonard, traduite par Sacha Zilberfarb, Actes Sud, 2008). Mais surtout l’élaboration de la zone grise date de bien avant. Dès la première version de Si c’est un homme, Levi a travaillé la question des formes de collaboration contraintes ou consenties et des questions morales qui les sous-tendaient, et il n’a cessé de le faire jusqu’à la lecture révélatrice de La nuit des Girondins de Jacques Presser (1957), pour se focaliser alors sur les dirigeants des ghettos et les Sonderkommandos. La lecture d’Améry est ici incidente.

Suivent d’autres constats du même ordre. Ainsi, les commentaires du volume s’accordent à soutenir que les seuls témoins « légitimes » seraient ceux qui ont été assassinés ; Michèle Rosellini le dit ainsi : « ils en ont vécu l’expérience la plus essentielle, celle de l’extermination » (je souligne). Une telle affirmation renvoie à un positionnement très précis de Levi considérant comme des témoins « intégraux » les dénommés Muselmänner, c’est-à-dire ces déportés qui, atteints de cachexie, finissaient par mourir d’inanition ou par être mis à mort. Il s’agit ici du régime criminel concentrationnaire, non des camps d’« extermination » qui ne laissaient pas aux Juifs le temps de dépérir avant d’être gazés. Est-ce une semblable bévue qui pousse Dominique Moncond’huy à affirmer que celui ou celle qui témoigne « n’est jamais le déporté, celui qui était enfermé, qui subissait, “là-bas” » ? Un tel énoncé met alors gravement de côté les auteurs clandestins qui ont enterré, peu avant d’être assassinés, leurs manuscrits dont certains recèlent d’incontestables qualités littéraires, tels ceux de Zalmen Gradowski, Sonderkommando à Auschwitz-Birkenau, et de Ytshak Katzenelson au camp de Vittel, en France.

L’espèce humaine et autres récits des camps en Pléiade

Mais peut-être tout cela – le choix et le classement arbitraire des textes, les raccourcis autour de la question des « camps », les flottements au sujet du témoignage – vient-il de la fréquentation récente ou épisodique des domaines testimonial et mémoriel par les responsables de cette édition ? Dominique Moncond’huy et Michèle Rosellini sont des spécialistes de la littérature française du XVIIe siècle, Henri Scepi est spécialiste de la poésie des XIXe et XXe siècles. Leur approche de la rencontre entre témoignage et littérature est là aussi ambivalente : aussi sérieuse que ce que l’on peut attendre de chercheurs et d’intellectuels de haut rang, mais jalonnée d’approximations et de lieux communs. La qualité de l’ouvrage savant, il est vrai, ne tient pas qu’aux textes introductifs, même s’ils en donnent le ton.

Comme tout volume de la Pléiade, un bel appareil de notes et de commentaires accompagne les œuvres. On est alors surpris, cette fois de façon positive, par l’ampleur du travail de documentation proposé, y compris sur des sources primaires. Toutefois, il est regrettable que, pour Charlotte Delbo, l’épisode de la guerre d’Algérie n’ait pas été plus développé par Michèle Rosellini. Il est ainsi un peu rapide de présenter Les Belles Lettres (1961), son tout premier texte publié, comme un « recueil, qu’elle “déguise en anthologie” ». La référence anachronique aux romans épistolaires, la publication d’articles d’intellectuels et d’écrivains (Claude Simon, Sartre, Mauriac, Simone Signoret…), d’un déserteur, de militants et d’un condamné à mort, font de cet ouvrage de Charlotte Delbo non seulement une pièce unique au croisement du témoignage, de la littérature et de l’édition engagée, mais un élément déclencheur de l’ensemble de l’œuvre à venir de son autrice et, par là même, un moment nodal où les expériences de la résistance durant la Seconde Guerre mondiale et de la guerre d’Algérie se font écho. De surcroît, pourquoi passer sous silence le rejet de Delbo par ses camarades du Parti communiste à cause de cette publication (voir la longue lettre qu’elle adresse à Marie-Élise Nordmann-Cohen le 2 février 1961) ? Delbo n’a jamais cédé ni aux copinages intellectuels ni aux complaisances politiques. Et, concernant Elie Wiesel, pourquoi ne pas signaler que des séquences de La nuit sont spécifiquement allégoriques (question littéraire qu’aborde d’ailleurs Semprún avec justesse) ?

Il est regrettable que ces exemples, qui touchent à l’exercice même de la littérature en ses rapports les plus déterminants avec, d’un côté, le document, de l’autre, la fiction, ne soient pas développés. On peut aussi voir là une tendance à proposer une lecture qui, sans prise de risque, lisse aussi bien la vie des auteurs – pensons au parcours politique de David Rousset ou de Jorge Semprún – que le sens de leurs œuvres.

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