Dans la nuit du Louvre

Dans le cadre de la collection « Ma nuit au musée » des éditions Stock, Jakuta Alikavazovic a choisi le Louvre comme point de départ de Comme un ciel en nous, qui vient d’obtenir le prix Médicis essai. Parce qu’elle est écrivaine, on lui donne toute latitude et une nuit pour mener, seule au milieu des statues, une enquête infinie et infime : « Je suis venue ici, cette nuit, pour redevenir la fille de mon père. » Le jour se lève sur ce livre nocturne à mesure que sont traversées les apparences et qu’émerge un portrait, vaste et heureusement inabouti, de ce père.


Jakuta Alikavazovic, Comme un ciel en nous. Stock, coll. « Ma nuit au musée », 150 p., 18 €


Vide de public, la section des Antiques, et surtout la salle des Cariatides, devient un non-lieu que Jakuta Alikavazovic réinvestit. Le temps d’une nuit, pour retrouver le fil d’une filiation perdue, elle hume leur air, elle dort, danse et vit entre les statues, construit des généalogies pour elle-même comme pour les œuvres. Pour faire une place à la sienne, elle retrace les histoires humaines qui se dissimulent derrière les pierres.

Comme un ciel en nous : Jakuta Alikavazovic dans la nuit du Louvre

Jakuta Alikavazovic © Jean-Luc Bertini

Enfant, son père l’emmenait souvent au Louvre, il l’y avait même oubliée un jour qu’elle avait huit ou dix ans. Devenue mère elle-même, elle revient sur ses pas pour y attendre encore une fois son père. À moins que ce ne soit lui qui l’y attende, car « on pourrait dire que c’est moi qui l’ai oublié au Louvre ». Originaire d’un pays qui n’existe plus, la Yougoslavie, et arrivé à Paris à vingt ans, son père voyait ce musée comme « la première ville française » où il s’est senti chez lui. Une ville sensible, sans langage, où la beauté remplace le politique – pensait-il – et où il rencontrait d’autres exilés, ces œuvres qui portent malgré elles le souvenir d’une autre terre natale. Ainsi de la Vénus de Milo : « Se pourrait-il qu’elle soupire après la terre, son obscurité, son odeur – la terre d’où l’a déterrée, au printemps 1820, un paysan grec ? »

Au Louvre il ne faisait pas semblant, cet homme qui s’est créé de toutes pièces, lui qui survivait grâce aux apparences, qui portait des vêtements « qui servaient à faire de lui le prince qu’il n’était pas » et qui avait effacé son histoire pour la remplacer par celle de l’art. Pourtant, demande Jakuta Alikavazovic, les conversations sur l’art ne sont-elles pas des façons détournées « d’évoquer la violence, la destruction, la mort » ? Dans son livre, l’écrivaine veut tout de suite faire face, elle veut voir parfaitement dans la nuit solitaire, et se confronter sans peur aux formes inconnues qu’elle dissimule. Depuis ce lieu et ce temps impossible, la nuit du Louvre, Jakuta Alikavazovic parcourt l’envers des choses et ressort de l’autre côté après avoir interrogé l’ombre de son père. De la vie de celui-ci, elle crée une vision plus profonde : un roman. Hommage qui semble aller de soi puisque l’écriture, elle la lui doit, elle en est arrivée là pour le punir des fictions qu’il s’inventait.

L’écrivaine s’installe dans le déséquilibre de cette nuit et s’ouvre à toutes les transformations. Elle observe l’évolution des statues dont la présence change dès lors qu’elles ne sont plus illuminées. Aux doubles-fonds du père s’oppose la passion contemporaine du visible, l’époque étant marquée par un passage de la simple exposition à l’exhibition dans une lumière aveuglante. Jakuta Alikavazovic s’efforce d’assouplir sa langue en quête d’une lumière appropriée – elle a en tête celle du Monténégro, dans laquelle le père a vécu ses premières années. Au cours de la nuit, imperceptiblement, l’écrivaine devient son père : comme lui, elle se lave les dents dans ce musée (« Au Louvre il faisait tout »), comme il aurait dû le faire lui-même, elle se raconte l’histoire de son émigration. Rien de nouveau cependant, « puisqu’on s’élève, seul, sur une terre étrangère, puisqu’on s’apprend à vivre » et qu’il lui avait déjà semblé que parfois c’était elle l’adulte et lui l’enfant.

Comme un ciel en nous : Jakuta Alikavazovic dans la nuit du Louvre

Fouille dans la galerie de Vénus de Milo (1883), photographie de Louis-Emile Durandelle © CC0 Paris Musées/Musée Carnavalet

Pareils renversements, retournements et équivalences émaillent Comme un ciel en nous. Ils s’organisent en spirales concentriques autour d’un point aveugle, ce « point sauvage, inconnu, à jamais inaccessible à mes mots », comme autant de tentatives de s’en approcher. La figure du père s’éparpille en de nombreux signifiants, en une myriade de facettes incomplètes. La nuit, la nuit au Louvre, c’est lui, mais c’est le cas aussi de cette image surprenante, bouleversante car inexplicable : « de grands cerfs, descendant dans les villes, déambulant dans les rues ». Ou bien ce doute, lugubre et menaçant : une connaissance malfaisante insinue qu’il aurait peut-être participé au vol du 20 mai 2010 au musée d’Art moderne. Un portrait, d’une acuité douloureuse, se compose peu à peu.

Certaines ficelles (la trame parallèle de son histoire avec un « prête-plume » anonyme…) semblent avoir été ajoutées pour mettre de la légèreté. Peut-être que la collection l’exige. Ou peut-être doit-on plutôt y voir une forme de pudeur, comme s’il fallait, pour le supporter et écrire jusqu’au bout, s’éloigner régulièrement de ce noyau imprenable. Inépuisable, poignant de bout en bout, Comme un ciel en nous a pour matériau une opacité vivante, primordiale, celle-là même qui fait que l’on écrit : « à force de n’y rien voir, je suis devenue écrivain ». Jakuta Alikavazovic nous fait déambuler à travers souvenirs impalpables et solidité des marbres, de salles réelles en salles immatérielles. Au cœur de cette constellation, elle se sculpte elle-même en fille de son père.

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