Un bidonville français

Avec la publication de La cité de mon père, dernier volet de son récit autobiographique, Mehdi Charef achève dans une prose sobre et d’une beauté sereine un triptyque fondamental pour qui désire comprendre ce qu’est l’immigration et, plus important peut-être, ce qu’est la dignité.


Mehdi Charef, Rue des Pâquerettes. Hors d’atteinte, 252 p., 17 €

Mehdi Charef, Vivants. Hors d’atteinte, 230 p., 17 €

Mehdi Charef, La cité de mon père. Hors d’atteinte, 144 p., 16 €


De 1953 à 1972, aux portes de Paris, juste à côté de l’endroit où se dresse aujourd’hui l’université de Nanterre, se trouvait un bidonville qui a abrité jusqu’à 14 000 personnes au plus fort de sa croissance. Ses habitants étaient pour la plupart des immigrés maghrébins venus participer à l’effort de reconstruction de la France, le pays ayant alors un besoin vital de main-d’œuvre et, au fil du temps, ces hommes ont fait venir leurs épouses et leurs enfants. Mehdi Charef était l’un de ces derniers.

La cité de mon père, de Mehdi Charef : un bidonville français

Mehdi Charef © Maya Mihindou

À dix ans, Mehdi Charef quitte son bled natal pour s’installer dans ce « village fantôme aux murs bas, tout en planches de bois sombre […] des tuyaux piqués sur des toits penchés […] chaos de baraques ». C’est du regard de cet enfant puis de cet adolescent sur la société des « trente glorieuses » que témoignent Rue des Pâquerettes, Vivants et La cité de mon père, en posant sans le dire quelques questions cruciales : glorieuses pour qui ? glorieuses à quel prix ? Sans le dire, en effet, puisque, ces trois récits ont beau ne pas être estampillés comme romans, Mehdi Charef est un conteur dont la prose sobre recèle une qualité graphique indubitable qu’il a d’ailleurs mise à profit au cinéma avec onze films à son actif. Charef ne revendique pas, il décrit, et le lecteur en tire les conclusions qu’il désire. Le texte en est d’autant plus fort.

Trois livres pour trois étapes qui ont marqué la génération des parents de l’auteur, un parcours dont ce dernier était un spectateur qu’on ne saurait qualifier de privilégié : l’arrivée dans les bidonvilles, les cités de transit qui ne sont pas si transitoires que ça, et enfin l’installation dans une HLM, la réalisation du rêve pour lequel cette première génération d’immigrés s’est battue – car, bien plus qu’un simple logement, l’appartement dans une HLM est le symbole d’une dignité non pas retrouvée, puisqu’ils ne l’avaient jamais perdue, mais reconnue. Et tout du long plane le mantra de l’« intégration » de l’auteur et de sa famille, depuis la classe de rattrapage qu’il fréquente à dix ans :

« … l’école.

Lorsque sa grande porte s’ouvre en fin de journée, on ne la quitte pas en marchant. On se sauve sans se retourner car son cri, son message violent à l’adresse des enfants de notre âge est : “Intègre-toi ou crève !” »

Jusqu’à la fin de l’adolescence :

« Il y a pourtant encore des crétins qui nous causent d’intégration. Pour eux, s’intégrer, c’est leur ressembler. Moi, je n’ai pas envie d’être un jeune giscardien… Je ne veux ressembler à personne. Je suis différent comme ils me dévisagent. Différent comme je me l’envisage. »

À travers l’expérience de Mehdi, on vit les émotions, la peur, l’espoir, les illusions qui habitaient les familles immigrées, et l’on retrouve dans son récit un discours familier à tout « immigré de la deuxième génération ». Cet oxymore mérite d’ailleurs qu’on s’y arrête, ne serait-ce que pour remarquer qu’il sous-entend que le statut d’immigré est héréditaire et, tel un trait génétique ou une faute originelle, transmissible à sa descendance. Mais, comme les tenants de la novlangue le savent bien, si vous fabriquez un nom pour désigner quelque chose qui n’existe pas et que vous répétez ce nom suffisamment longtemps, cette chose finira par exister dans l’esprit de certains, et parfois même dans celui des victimes de cette manipulation. Pour les enfants soumis à cette pression sociale, les conséquences psychologiques peuvent être dramatiques, parce qu’elle constitue un obstacle majeur à la construction de leur identité. Ainsi, comme Nabil Wakim dans L’arabe pour tous, Mehdi Charef évoque la honte de parler arabe enracinée dans l’inconscient des enfants d’immigrés au point qu’ils se révèlent incapables d’apprendre cette langue ou qu’ils l’oublient quand ils la parlaient.

La cité de mon père, de Mehdi Charef : un bidonville français

Charef décrit aussi – sans misérabilisme, avec la simple force du constat – les humiliations, l’extrême pauvreté, la peur de la maladie ou de l’incendie susceptible de priver les siens du peu qu’ils avaient. Mais la trame de ce récit n’est pas tissée d’un seul fil, et il s’étoffe également de moments de joie, de complicité, de rencontres avec d’autres immigrés ou avec des Français qui ne les méprisaient pas et qui nouaient avec eux des relations d’amour ou d’amitié. L’auteur convoque les destins de la génération de ses parents, qui ont sacrifié leur jeunesse et leur force dans l’espoir d’un avenir meilleur. Il parle du courage de sa mère, il parle de son père, de leur humanité et de leur dignité.

Et de la dignité, il en aura fallu beaucoup à Mehdi Charef pour s’extraire de la case dans laquelle la société française souhaitait l’enfermer. Il suffit pour s’en convaincre de regarder l’émission « Apostrophes » de 1983, dans laquelle Bernard Pivot lui faisait remarquer : « Parce qu’actuellement, vous pourriez très bien être en prison… euh… et vous êtes sur le plateau d’Apostrophes et la plupart, évidemment, sont en prison ou… euh, je sais pas… ça se finit mal… vous, vous vous en êtes sauvé grâce à l’écriture et c’est ça qui est extraordinaire, non ? » On appréciera le non-dit que charrie ce « la plupart », vierge de tout complément. La plupart de quoi ? la plupart de qui ? des immigrés ? des Arabes ? des gens comme vous ? Mais, à l’instar de ce qu’il a répondu à Pivot en 1983, Mehdi Charef oppose à ce mépris une voix calme, posée et sans aucune haine : « Je suis né indigène, les colons disaient de moi que je ne valais rien, dévalorisaient tout ce qui me fait… ». On retiendra quand même de l’anecdote que Pivot a placé les mots « écriture » et « extraordinaire » dans la même phrase en parlant de Mehdi Charef, et que cela, à défaut du reste, ne lui avait pas échappé.

Car l’écriture de Charef est effectivement remarquable. Il en émane une profonde humanité, une sérénité du propos, une vérité des descriptions et une simplicité qui restent dans la tête. Par exemple, les trois pages vers la fin de Vivants où l’auteur raconte comment il a enseigné à son père à écrire son nom, tout passe par les regards, et on a l’impression de voir la vie de cet homme défiler dans ses yeux jusqu’à cet instant si intime. Plus tard, comme un écho, quelques phrases au début de La cité de mon père décrivent sa réaction quand il voit son nom sur la boîte aux lettres au pied de sa cité. Ces lignes sont magnifiques ! Et si les livres de Mehdi Charef sont importants, ce n’est pas parce qu’il est immigré ou parce qu’il a vécu des choses difficiles, mais parce qu’il est un écrivain et même un écrivain majeur de la France contemporaine.

D’ailleurs, ces trois livres publiés entre 2018 et 2021 ont beau traiter d’événements vieux d’un demi-siècle, le constat qu’ils expriment reste d’actualité. À commencer par les bidonvilles, dont on croyait s’être définitivement débarrassé à la fin des années 1970, mais qui ont reparu une décennie plus tard et dont on retrouve aujourd’hui les déclinaisons dans la « jungle de Calais » (encore une fois, le choix du nom n’est pas anodin) ou sous les ponts du périphérique parisien. Dans la sémantique de la novlangue, les immigrés sont devenus des migrants, montant encore d’un cran dans l’échelle de la précarité. À l’époque, en effet, pour le meilleur ou pour le pire, les « immigrés » étaient arrivés au bout de leur périple, tandis que de nos jours les « migrants » sont encore de passage, ils migrent on ne sait où… mais surtout pas ici, comme le nom qu’on leur donne s’attache à le souligner. En lisant Mehdi Charef, on ne peut s’empêcher de penser à eux, et, si l’existence de bidonvilles à Nanterre et ailleurs trahissait les carences de la société française du siècle précédent, la misère qui s’étale tous les jours sous nos yeux révèle celles d’aujourd’hui.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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