Jeune fille noire, provinciale, étudiante en cinéma, sans capital de quelque sorte, Lucie monte à Paris comme on descendrait en enfer. Ce voyage de classe pourrait être la simple et juste chronique de notre temps si Élodie Issartel ne troquait pas la sociographie pour une suite de dérapages contrôlés de plus en plus troublants. Dernier opus d’une trilogie sur l’adolescence, Out of the blue confirme une très subtile portraitiste.
Élodie Issartel, Out of the blue. Van Loo, 156 p., 18 €
De débats sur les identités en récits de « transfuges » de classe, qu’ils soient littéraires, historiques, sociologiques ou à la confluence des trois, l’époque se cherche des visages et des formes textuelles à leur donner. Peut-être y a-t-il dans ces nombreux ouvrages la volonté de repérer un idéal type ou une figure politique manquante. Les questionnements soulevés par la notion d’intersectionnalité, les mouvements féministes actuels, tout cela résonne de loin en loin avec Out of the blue. Inscrit dans ce faisceau de préoccupations, le roman d’Élodie Issartel s’en distingue par son regard oblique.
À première vue, c’est un air connu que la trajectoire de la jeune Lucie, transclasse désireuse de se faire une place dans le monde parisien de la « culture ». À cette trame d’un réalisme drôle et sombre, Issartel a cousu une doublure. En refusant de faire de son personnage le portemanteau des traits de l’époque, l’écrivaine le prend au sérieux et la littérature avec.
Lucie se cherche. Dans l’impossibilité de se trouver des semblables autour d’elle, environnée de ces filles « aux peaux bourgeoises. Alors que la sienne imprime tous les plis de sa nuit », elle quête des masques. Celui de l’étudiante rangée, en école de commerce puis en cinéma, ceux de la branchée ou de la courtisane. Qu’elle travaille dans une friperie n’est pas le moindre des clins d’œil de cette écriture tout en suggestions. Isolée dans un univers inconnu, Lucie récupère et, littéralement, se vêt des pelures abandonnées par la bourgeoisie. Sous couvert anodin et superficiel, ce bricolage vestimentaire en dit beaucoup en peu de mots. Le vêtement, la peau, la chevelure et le déguisement occupent une place centrale dans ce roman où l’on ne sait jamais qui pense quoi. De masque en masque, Frantz Fanon n’est jamais très loin.
Caméléon imparfait, Lucie en vient à mimer l’héroïne d’un film oublié, Out of the blue de Dennis Hopper. De ce chant punk désespéré de 1980, elle doit faire son mémoire d’étude. Son personnage principal, romantique et instable, devient, en dépit de tous les décalages, l’inquiétant modèle de Lucie. La belle tension du livre tient à cette épuisante saccade de métamorphoses successives. Cette collection de façades camoufle un abime plein de colère où se heurtent rage sociale sourde, traumas indistincts et frustrations. Comment ces éléments vont s’amalgamer en une dynamite intérieure, voilà ce qu’on ne dira pas. Emmagasinée, cette violence sociale conduit Lucie à se défigurer. Mais ce n’est qu’une caractéristique parmi d’autres de ce portrait blessé.
Dessinant un personnage à la fois ancré dans le social et en transformation accélérée, Élodie Issartel fait montre de maîtrise et de rétention. En fine chimiste, elle laisse à son personnage des zones d’ombre, ajoute des traits là où ne les attendait pas, s’abstient souvent d’expliciter. Elle lui donne d’autant mieux corps qu’elle évite la notice biographique. Dans ce portrait, comme dans les meilleurs, quelque chose se retire sous la surface de la page. Une singularité, irréductible aux traits de l’époque, un foyer obscur, localisable mais impalpable et que la progression du texte n’éclaire pas mais enterre peu à peu. À peine esquissé, tout se craquèle déjà. Ce qui commence comme un portrait à la Manet se met sous nos yeux et insensiblement à prendre la tournure d’un Bacon. À force de vouloir saisir une face, l’écriture entraine sa dissolution. L’écriture, par ses effets de vitesse, ses silences et ses brusques coups de pinceau, rend sensible une personnalité sans la figer. On se retrouve face à une présence absolument contemporaine, et non une identité. Out of the blue offre la réussite littéraire d’un portrait insondable.