Les aventures d’un homme sans qualités

Après Adieu sans fin, Monsieur Faustini part en voyage est le deuxième roman de Wolfgang Hermann traduit en français par Olivier Le Lay. On y fait la connaissance d’un personnage qui réapparaîtra dans d’autres romans, pas encore traduits. Non sans malice, son nom fait évidemment songer à Faust, mais quelle parenté établir entre cet Autrichien plus que moyen et le personnage de Goethe ?


Wolfgang Hermann, Monsieur Faustini part en voyage. Trad. de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay. Verdier, coll. « Der Doppelgänger », 128 p., 16,50 €


On ne sait presque rien du physique, de l’âge ou du passé de Monsieur Faustini, sinon qu’il a travaillé durant de longues années dans un bureau avant de prendre sa retraite. « Plus personne n’étant là pour exiger de lui quoi que ce fût », il vit désormais libre, partageant sa solitude avec son chat, menant dans le calme d’une petite ville autrichienne une existence routinière agrémentée des quelques plaisirs que lui procure la promenade : Bregenz et le lac de Constance, à quelques minutes d’autocar, sont tout son horizon et suffisent à son bonheur ; prendre le train jusqu’à Vaduz est déjà une corvée.

Mais Faustini a une révélation : il découvre d’un coup que « ce n’est qu’en nous détachant des biens de ce monde que nous jetons bas notre fardeau, et que de tout autres chemins s’ouvrent à nous ». Il en vient à se féliciter que sa femme de ménage le débarrasse par sa maladresse des derniers objets auxquels il tient encore… Est-ce l’ombre tutélaire de Schopenhauer ou de Bouddha qui s’étend désormais sur celui qui, tel un nouvel adepte du renoncement, semble vouloir éteindre en lui tout désir de possession ? L’auteur le suggère, mais sans jamais se départir du ton moqueur et enjoué, de l’ironie et du burlesque qui accompagnent tout le roman, si bien que Faustini, au spectacle de ses lobes d’oreilles allongés, en vient à s’imaginer Siddharta en chemin vers l’Illumination ! En réalité, Faustini n’est pas encore détaché de tout, il lui reste à quitter son nid douillet, à se rendre dans le vaste monde avant de revenir à son point de départ, identique à lui-même et cependant transformé, riche de nouvelles expériences qui lui ont donné accès à une sagesse supérieure.

Monsieur Faustini part en voyage, de Wolfgang Hermann

Wolfgang Hermann © Volker Derlath

L’envie de partir est donc le contrepoint du caractère casanier du personnage, et le voyage une étape nécessaire sur la voie qu’il a choisie, comme s’il suivait la trace de ces nombreux héros qui, depuis Simplicius Simplicissimus au moins, ont roulé leur bosse de par le monde. Faust aussi voyagea ! Mais il faut laisser à leur juste place les souvenirs littéraires qui viennent à l’esprit : le monde de Faustini est étriqué, sans grandeur, et son aventure est contée sur le mode de la parodie et de l’humour, évitant toute gravité.

L’invitation à l’anniversaire de sa sœur qui vit en Italie sert de prétexte au départ de Faustini, et choisir un cadeau est déjà l’occasion de nouvelles rencontres. Car, s’il ne les recherche pas, Faustini ne répugne pas aux contacts humains et prend plaisir à être en société, même s’il ne s’y trouve pas à son aise parce qu’il se sait différent des autres. Que lui a-t-il manqué, est-il devenu « une case vide de l’existence » parce qu’il ne s’est jamais lié et n’a pas eu d’enfants ? Cette découverte de sa propre vacuité, par manque d’amour, fait donc de lui ce « petit Faust » caricatural, cocasse et dérisoire, mais animé du même doute et du même besoin de savoir que son illustre modèle.

Les personnages féminins se sont toujours faits rares autour de Faustini, hormis sa femme de ménage et sa voisine, Madame Gigele, qui veille parfois sur son chat. Le voyage en Italie chez une sœur qu’il n’a pas vue depuis des années est pour lui l’occasion d’autres rencontres encore. Sa nièce Iris, qu’il a quittée enfant, est entre-temps devenue une ravissante jeune femme, figure lumineuse de l’Amour inaccessible avec un grand « A », avatar moderne de l’amour romantique. Goethe ne disait-il pas : « L’éternel féminin nous élève » (« das Ewig-Weibliche zieht uns hinan ») ? Mais l’auteur reste fidèle au ton badin du roman : la belle s’empresse de métamorphoser littéralement son oncle en lui faisant troquer ses anciens habits contre un costume neuf, tandis qu’il fait l’amère constatation que « sa vie n’avait été qu’une erreur », et que monte en lui l’envie – toute goethéenne elle aussi – de dilater jusqu’à l’éternité l’instant où leurs mains se joignent !

Iris est donc vouée, comme Dulcinée, à figurer l’amour purement idéal. Mais Faustini fait aussi connaissance avec une femme sensuelle et accomplie, que sa sœur lui présente avec l’arrière-pensée de le marier sur le tard : Madame Luna est une artiste au tempérament fougueux, qui peint de grands tableaux colorés censés faire écho aux œuvres musicales. Un bon parti pour Faustini ? Elle lui offre un quart d’heure érotique qui pourrait être torride, et que l’auteur raconte avec une délicieuse bouffonnerie, mais l’intéressé reste de marbre…

Les expériences de l’amour seront donc sans lendemain. Pas de Gretchen pour le petit Faust. Pas de Méphisto non plus, à moins que ce rôle ne soit pris par un mystérieux « Prince noir » aux yeux aussi jaunes que ceux du chat, rencontre décisive faite au bord du lac de Constance où il chemine majestueusement, « comme enveloppé d’un halo ». Est-ce pour Faustini un envoyé de l’Enfer, ou plutôt un guide spirituel, un Guru qui lui montre le chemin de l’Éveil et lui enseigne à la fin du roman que « tous les lieux de la Terre sont équidistants », qu’« aucun voyage n’est impossible », et qui finit par le conduire jusqu’à la « vraie » mer, loin des rives du lac de Constance ? Le récit s’achève alors en une courte apothéose onirique, grandiose, extravagante, où tous les personnages du roman se retrouvent : une vision cosmique qui peut, toutes proportions gardées, évoquer un univers faustien – possiblement accompagné mezza voce d’un lointain écho du rire de Méphistophélès.

Si Faustini se révèle bon disciple du Prince noir, il est aussi un observateur attentif, ce qui permet à Wolfgang Hermann d’agrémenter son roman de nombreuses petites touches ou saynètes qui égratignent et raillent le monde actuel (Goethe ne s’était pas privé non plus de critiquer par l’intermédiaire de Faust les changements auxquels il assistait). Faustini, dans son innocence et son ignorance, découvre à Vaduz les paradis fiscaux. Ailleurs, il voit disparaître les paysages, mangés par le béton. Ou encore, il entre dans une galerie d’art où s’exposent des œuvres modernes qui ne sont que mystifications, tandis que les visiteurs écoutent avec ravissement un discours qui leur dispense « les joies du non-savoir ». Autant de petits coups de griffe, mais toujours portés délicatement, sur le mode de la plaisanterie – même si le ton peut se faire encore plus caustique lorsqu’il décrit par exemple les écrivains comme « des raseurs », qui se chipent mutuellement leurs idées.

Au terme de ce bref voyage, on finit par se demander si le chat de Faustini, aux yeux aussi mystérieux que ceux du Prince noir, ne serait pas le personnage-clef. Il apparaît dès la première phrase pour resurgir dans la dernière, refermant ainsi la boucle d’un roman distrayant, mais soigneusement construit, dont l’apparente légèreté dissimule un sens plus profond, davantage accessible par la magie de l’écriture et de la poésie que par la réflexion. Le chat, justement, en bon gardien du mystère, en serait alors le détenteur muet et impassible.

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