La fierté de Naples

Naples, qui fut l’une des deux ou trois plus grandes villes européennes au XVIIIe siècle, se sent désormais méprisée et ravalée au rang de cité abandonnée à la pauvreté et à l’emprise de la Camorra. L’homme de théâtre Eduardo De Filippo (1900-1984) s’en fit l’âme et s’efforça de lui rendre sa fierté. Avec lui, l’ambition va très au-delà de ce que les Français ont connu avec le « théâtre populaire ».


Célia Bussi, Eduardo De Filippo. Fabrique d’un théâtre en éternel renouveau. Sorbonne Université Presses, 416 p., 22 €


Eduardo De Filippo, de Célia Bussi : la fierté de Naples

Eduardo De Filippo dans le film « A che servono questi quattrini » de Esodo Pratelli (1942) © D.R.

Les familles qui habitent dans les quartiers traditionnels de Naples ont, si l’on peut dire, le choix entre deux types de logement : palazzo ou bassi. Le palazzo est bien un « palais », du moins il le fut, au XVIIIe siècle généralement, et les touristes que l’on guide dans ces quartiers désormais populaires peuvent en admirer les belles façades. Mais ce qu’ils ne voient pas depuis la rue, c’est que chaque pièce de ce qui fut digne des beaux hôtels du faubourg Saint-Germain est désormais un appartement où loge une famille entière, plutôt à l’étroit et sans guère de commodités. Quant aux bassi, ils occupent ce qui fut peut-être une boutique au rez-de-chaussée. Depuis la rue, piétonnisée de longue date et dans laquelle joue la marmaille, les passants voient tout l’intérieur de ce qui paraît l’unique pièce du logement, organisée autour d’un lit de fer aux angles surmontés de boules de cuivre. Il va de soi que ces appartements dénués de fenêtre et de cheminée ne sont pas chauffés – comment ferait-on ? et quelle utilité cela aurait-il quand chacun passe la journée un pied dedans et l’autre dehors ? Le climat n’est certes pas arctique mais l’humidité règne durant de longs mois et l’on en est réduit à se chauffer les mains au-dessus d’un brasero, sur le pavé de la rue-cour.

Voilà ce que voient ceux qui vont dans le théâtre d’Eduardo (puisque c’est sous ce nom familier qu’il était connu) : il est sur la scène dans le lit de fer des bassi, et autour de lui ceux qui y vivent et s’y disputent. Spectateurs de ce théâtre, les Napolitains le sont aussi de leur propre vie, même si l’intrigue de la pièce peut être inspirée par l’histoire du Florentin Gianni Schicchi évoquée par Dante dans L’Enfer XXX et à laquelle Puccini a consacré un bref opéra. À la fin de la pièce, quand les applaudissements se sont tus, Eduardo s’avance sur la scène, encore revêtu de l’ample chemise de nuit du vieux maître Cupiello, et, avec son bonnet de nuit sur le crâne, vient tenir un discours, politique sans doute quoique nullement électoraliste, un discours d’exhortation des Napolitains à la fierté. Le théâtre alors devient tout autre chose qu’un divertissement.

Eduardo De Filippo, de Célia Bussi : la fierté de Naples

Eduardo De Filippo et Luigi Pirandello (1932) © D.R.

Sans doute s’agit-il là d’un passé révolu : Eduardo est mort voici bientôt quarante ans et la ville a changé. Les touristes défilent maintenant dans des rues naguère réservées aux contrebandiers tandis que les territoires de la drogue se sont étendus. Naples se cherche et elle n’a plus d’Eduardo en qui s’incarner. Ses pièces commencent à être connues à l’étranger et leurs metteurs en scène ne se croient plus tenus de représenter l’ancienne Naples populaire. Elles accèdent ainsi à une forme d’universalité – dont il n’est pas sûr qu’elle soit le destin le plus enviable. Encore vaut-il la peine de s’interroger sur les meilleures manières de mettre en scène une pièce d’Eduardo De Filippo, plusieurs décennies après la mort de celui-ci et loin d’une Naples qui a changé.

Célia Bussi, trop jeune pour avoir eu la chance de voir Eduardo rayonner dans Naples, s’est efforcée de reconstituer son itinéraire et de réactiver sa force vitale. Cela devient dès lors tout autre chose, comparable à ce que l’on peut dire d’un classique, quand ne subsiste de la magie du théâtre que des écrits que Platon aurait dits orphelins. Constituer ainsi Eduardo en auteur classique incite à comparer ses pièces avec ce que furent certaines tragédies grecques. Non pour formuler de douteuses comparaisons mais pour évaluer dans quelle mesure l’auteur d’Œdipe à Colone a pu souhaiter renvoyer aux Athéniens une image ennoblie d’eux-mêmes.

Eduardo De Filippo, de Célia Bussi : la fierté de Naples

Vue du Teatro di San Carlo de Naples (1800) © Gallica/BnF

Née à Chambéry, dont elle se souvient que ce fut la capitale de la Maison de Savoie, Célia Bussi se passionne à la fois pour la culture italienne et pour le théâtre, art dans lequel elle voit « une source de fascination et d’épanouissement ». Rédigeant une thèse intitulée Eduardo De Filippo, de l’écriture interprétée et mise en scène par l’auteur aux libres interprétations de ses œuvres, elle s’attache à la dimension proprement théâtrale de ces pièces, c’est-à-dire au sens qu’elles prennent sur la scène – lequel est susceptible de varier en fonction du lieu de la représentation. En passant du théâtre napolitain San Ferdinando à la Comédie Française, la pièce elle-même change, avec le risque de verser dans la pantalonnade ou dans un illusoire exotisme. Il arrive que ce soit simplement le rythme adopté qui sonne faux, à la manière de ces films auxquels le doublage donne une tout autre tonalité. Les décors et les costumes paraissent convenir, mais le subtil équilibre proprement napolitain entre comique et tragique est perdu et l’on verse dans un bas-côté. On sait cela, et l’on sait aussi que le théâtre d’Eduardo ne saurait rester vivant sans un perpétuel renouvellement des interprétations, quitte à ce que s’y perde la dimension proprement napolitaine qui fit sa gloire. Cette tâche d’appropriation par les artistes d’aujourd’hui doit être acceptée comme la voie de passage vers l’éternel renouveau d’une œuvre pleine de vitalité.

Même si ce livre de Célia Bussi est issu d’une thèse de doctorat, il ne se présente pas comme un écrit sur des écrits. Son autrice parle en femme de théâtre qu’elle est, pour qui une pièce ne prend toute sa signification qu’une fois mise en scène. À défaut d’avoir vu elle-même ce qu’Eduardo en faisait dans son théâtre San Ferdinando, elle s’est donné les moyens de s’en approcher aussi près que possible après plusieurs décennies. Elle a rencontré les comédiens encore vivants qui furent ses interprètes, elle a consulté tous les documents possibles sur les mises en scène : captations télévisées, croquis, photographies de scène. Grâce à quoi elle a composé un livre magnifique, riche d’images commentées. Bien sûr, ce n’est plus le petit théâtre napolitain, mais Eduardo y gagne son statut de grand auteur classique. Ce n’est pas le moindre charme de ce beau livre sur le théâtre.

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