Deux raisons ont motivé l’ambitieuse publication qu’est cette Nouvelle histoire du Moyen Âge, dirigée par Florian Mazel. La première est le renouvellement profond des connaissances historiques depuis les grandes séries de Georges Duby et les ouvrages de Jacques Le Goff, dont les livres et les thèses sont encore largement répandus dans l’enseignement secondaire et le grand public. La seconde est l’instrumentalisation accrue du passé médiéval – ou, du moins, de ce qui est perçu comme tel – au service de discours nationalistes et populistes à la recherche d’une impossible pureté culturelle ou ethnique originelle.
Florian Mazel (dir.), Nouvelle histoire du Moyen Âge. Seuil, 1 056 p., 39 €
Le lecteur ou la lectrice de la Nouvelle histoire du Moyen Âge pourrait à première vue se laisser intimider par ce pavé de mille pages, rassemblant les contributions de pas moins de quarante-deux historiens et historiennes à la pointe de leurs domaines respectifs. Une somme historique aussi riche et ambitieuse n’avait plus été tentée depuis les fameuses séries consacrées par Georges Duby à l’histoire urbaine, l’histoire rurale ou encore l’histoire des femmes dans les années 1980 et 1990. Le flambeau du genre a été repris avec brio dans les années 2010 par la collection « Histoire de France » des éditions Belin, dans la filiation de laquelle s’inscrit ce livre, tout en traçant sa propre voie.
Pour actualiser ou nuancer les anciens travaux et contredire l’instrumentalisation du passé médiéval, deux partis sont adoptés ici. Tout d’abord, le finistère constitué par l’Europe latine est replacé dans un Ancien Monde bien plus vaste, incluant l’Empire byzantin, les royaumes islamiques, jusqu’aux lointains royaumes chrétiens de Géorgie et d’Éthiopie et aux comptoirs de commerce de l’océan Indien. Florian Mazel, qui n’en est pas à son coup d’essai (il fut l’un des coordinateurs de l’Histoire mondiale de la France chez le même éditeur en 2017), s’appuie sur cette sortie assumée d’un Moyen Âge européocentré pour formuler l’une des questions structurantes de l’ouvrage : la catégorie « Moyen Âge » peut-elle être appliquée pertinemment à d’autres aires géographiques ? Au lecteur, à la lectrice de se forger un avis au gré de ses flâneries dans l’ouvrage.
Le second parti pris est d’assumer le fait qu’une telle entreprise de synthèse, nourrie de quarante années de recherches et des apports de disciplines aussi variées que les archéosciences, l’anthropologie, l’économie, la géographie ou l’histoire du droit, ne peut être que polyphonique. Cette œuvre collective prouve combien l’appel à l’interdisciplinarité de l’école des Annales a été non seulement entendu mais aussi exploré et approfondi avec bonheur. On lira par exemple des contributions éloquentes en archéologie, où les recherches de ces trente dernières années ont bouleversé nos connaissances sur le peuplement urbain et rural, la mise en valeur des milieux naturels ou encore les circulations culturelles et commerciales avec les royaumes et peuples slaves, scandinaves, méditerranéens ou plus lointains. Plus encore, ces contributions sont rédigées par des archéologues, encore trop rarement conviés à l’écriture de manuels et de sommes historiques de large diffusion. En un temps d’éclatement et de forte spécialisation des savoirs historiques, la pluralité des contributions laisse toute leur place aux différentes approches et aux débats. Elle remet également en question la pertinence de la figure traditionnelle de l’auteur unique, historien humaniste et quasi omniscient.
L’originalité de l’ouvrage tient également à sa structure et à la périodisation choisie. Tout comme pour L’Afrique ancienne, volume dirigé par François-Xavier Fauvelle (Belin, 2017), le choix a été fait de concilier deux parties chronologiques et une partie thématique afin de balayer, le plus exhaustivement possible, une période et des territoires aussi vastes que divers. La partie thématique laisse ainsi la place à des mises au point historiographiques affûtées et passionnantes sur des sujets tels que l’alimentation, l’histoire du droit, les émotions, le médiévalisme ou encore la sorcellerie.
Cependant, c’est dans la périodisation des deux parties chronologiques que la somme déploie toute son ampleur de vue. Elle abandonne ainsi la tripartition forgée au XIXe siècle, encore très présente dans le paysage éditorial français en dépit des vives critiques universitaires dont elle fait l’objet. Ce découpage voudrait qu’à un long haut Moyen Âge courant de la fin de l’Empire romain d’Occident (476) jusqu’à celle de l’Empire carolingien unifié (888) succèdent un Moyen Âge « central » ou « classique » (888-début du XIVe siècle) puis un Moyen Âge tardif (XIVe-XVe siècle), associé à un temps de crises politiques, frumentaires et sanitaires, conclu par la prise de Constantinople par les Turcs seldjoukides (1453). Actant le glissement progressif opéré dans la recherche historique, est proposé un nouveau découpage du temps en deux mouvements, équilibrés non autour d’un prétendu bouleversement de l’an mil, mais bien plutôt autour de la rupture civilisationnelle entraînée par la réforme grégorienne, au mitan du XIe siècle. Ce processus de réforme de l’Église catholique romaine initié au XIe siècle, et dont le pape Grégoire VII (1073-1085) fut l’un des ardents promoteurs, souhaite interdire l’investiture des évêques par les pouvoirs séculiers, imposer aux clercs une morale sexuelle issue du monde monastique (condamnation du nicolaïsme) et affirmer la suprématie pontificale sur les souverains chrétiens en délégitimant le rôle joué par les laïcs au sein de l’Église.
Ce choix de périodisation a tout d’abord le mérite de la cohérence avec la définition du Moyen Âge donnée par l’ouvrage : une période marquée par la prégnance de l’Église-institution dans tous les aspects de la vie de la société. Un tel découpage met aussi et surtout en lumière le « fait social total » (Marcel Mauss) constitué par la réforme grégorienne. Excédant la seule sphère de l’histoire religieuse, cette lame de fond historique affecta la société chrétienne dans son ensemble, transformant les usages et les représentations du pouvoir politique (papauté, empire, royautés, principautés), les pratiques sociales et les stratégies matrimoniales des élites, jusqu’au quotidien des masses paysannes : en d’autres termes, annonçant un nouvel ordre du monde. Un tel choix acte la désaffection pour les ruptures brutales (476, 888…), trop circonscrites dans le temps, au profit de la notion de seuil, plus à même de mettre en évidence des transitions longues et complexes.
Pluralité des voix historiennes, interdisciplinarité et périodisation stimulante contribuent à faire de cette Nouvelle histoire du Moyen Âge un jalon éditorial crucial dans la transmission des plus récentes avancées de la recherche historique à un public non universitaire. Cette étape importante rend d’autant plus regrettables certaines absences criantes. La première est celle des études de genre : nulle part (pas même dans l’index) on ne trouvera trace dans ces mille pages d’un chapitre dédié à ce champ de recherche historique vieux désormais de cinquante ans et qui s’est considérablement enrichi depuis la publication dans les années 1990 de l’Histoire des femmes en Occident sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot. Hormis le bref chapitre « Sorcellerie » et un encart dans « Violence », le livre ne dédie aucun temps propre à l’histoire des femmes et des rôles genrés, qu’il s’agisse des pratiques féminines du pouvoir, des rôles économiques multiples assumés par les femmes, de l’histoire culturelle et des représentations de ce qu’ont pu être les féminités et les masculinités pour les auteurs médiévaux… cela sans parler des minorités de genre, comme les « saintes trans » mises en lumière par Clovis Maillet.
La présence d’esclaves et de personnes non blanches – deux thématiques qui ne se recoupent que très partiellement dans l’Europe latine – forme la seconde tache aveugle de cet ouvrage. Un bref passage du chapitre « Statuts, ordres et classes » balaye trop rapidement les enjeux liés aux premiers. Il est désormais acquis que l’esclavage antique ne s’est pas lentement dissous en un servage médiéval qu’on aurait tort de croire plus enviable. L’esclavage a perduré, se nourrissant entre autres des raids dans les pays slaves et, sur le pourtour méditerranéen, de la traite transsaharienne, comme le montrent bien l’essai Les fils de Canaan. L’esclavage au Moyen Âge de Sandrine Victor (Vendémiaire, 2019) ou les chapitres dédiés au Moyen Âge dans le récent volume Les mondes de l’esclavage. Enfin, il est urgent, quand on veut saisir à bras-le-corps les stéréotypes ethno-nationalistes sur le Moyen Âge, d’inclure dans les publications la présence des personnes non blanches : marchands levantins dans les ports chrétiens, pèlerins éthiopiens à Rome ou Saint-Jacques-de-Compostelle, musulmans ramenés de Terre sainte jusqu’au royaume de France par Louis IX, futur saint Louis, et entretenus à ses frais – pour ne citer que ces quelques exemples – auraient eux aussi mérité une place de choix dans le récit d’un Moyen Âge que les auteurs et autrices ont souhaité le moins européocentré possible.
La Nouvelle histoire du Moyen Âge n’en demeure pas moins une publication fondamentale qui fera date. Le bilan historiographique qu’elle dresse offre une référence claire et maniable tant aux historiens et étudiants non spécialistes de ces périodes qu’à un plus large public curieux et intéressé. Plus que tout, elle tient sa promesse d’une flânerie propice au dépaysement et à l’introspection ; et cela non pas dans un Moyen Âge, mais dans une multitude de mondes médiévaux.