Tahar Bekri, au carrefour écologique du poème

Dans Par-delà les lueurs, le poète tunisien Tahar Bekri approfondit la veine écologique de son écriture, incontournable dans ses recueils précédents et agrémentée ici de la superposition des couleurs et des géométries dans les peintures de l’artiste bretonne Annick Le Thoër.


Tahar Bekri, Par-delà les lueurs. Avec des peintures d’Annick le Thoër. Al Manar, 86 p., 18 €


Il suffit de parcourir n’importe quel recueil de Tahar Bekri pour se rendre compte que l’élément naturel n’a jamais cessé de porter l’élan de son écriture. Dans Je te nomme Tunisie (2011), publié en pleine révolution tunisienne, le poète né en 1951 à Gabès disait déjà sa « colère / De n’être pas né / Grenadier ou oranger en fleurs » pour offrir ses « fruits » au pays natal. Derrière la double métaphore de l’enracinement et de la générosité, il y a là le signe d’une poésie soucieuse d’embrasser le vivant, d’en faire à la fois un point d’ancrage de l’écriture et une promesse d’ouverture et de transformation continues de l’expérience personnelle.

Au fil des pages, on traverse des palmeraies et des pinèdes, on médite à l’ombre des citronniers et des grenadiers, on suit l’envol des mouettes et des cormorans, on écoute le chant des merles et des rouges-gorges, on refait le monde en compagnie d’un rocher et on interpelle une Terre dont la surface et les frontières ne cessent de se remodeler. Un peuplier qui reverdit, un feuillage qui frémit, un olivier en fleurs et même un simple « pied de basilic sur le rebord de la fenêtre » sont autant de manifestations d’un univers végétal inépuisable qui façonne et épouse les lignes du poème.

Dans Par-delà les lueurs, cette interaction a pour modalité récurrente le dialogue avec la nature. Le poète ne fait pas que restituer le charme des paysages et la diversité des espèces ; il interpelle les éléments, investit les espaces, se fait l’interlocuteur privilégié du vivant sous toutes ses formes. Ainsi, dans le poème « Rivière », il demande à un cours d’eau : « Choisis-tu ta course / Ou dois-tu te plier aux chutes et aux versants / As-tu besoin de tous ces ponts / Pour joindre les rives ».

Installé à Paris depuis 1976, l’homme des deux rives de la Méditerranée interroge en filigrane le cheminement d’une œuvre résolument tournée vers l’échange et la traversée. Dans le long poème « Rocher », la même technique conversationnelle sert à mesurer la distance entre le poète et le monde :

« Rocher entends-tu

La fureur de la houle

Ou las du flux et du reflux

Tu attends l’immersion

Dans la spirale des courants »

D’un poème à l’autre, l’évocation des phénomènes naturels invite le lecteur à penser simultanément l’instabilité des écosystèmes et la malléabilité de la matière poétique. La marée, la houle, le reflux, l’érosion, l’usure et la submersion sont autant de processus permettant d’interroger la capacité de la poésie à saisir la mutation des reliefs et des surfaces, à relier un territoire ou une espèce à d’autres pour esquisser une synthèse écopoétique du monde. Bekri pousse ce processus un peu plus loin quand il interpelle le rocher précité : « Si tu étais arbre / Tu arracherais tronc et racine / Ton écorce nourrie des sèves / Partout tu déploierais tes ailes ». Au carrefour écologique du poème, le rocher, l’arbre et l’oiseau se retrouvent pour dire la parenté des espèces et la continuité du vivant.

Par-delà les lueurs : Tahar Bekri, au carrefour écologique du poème

Ligurie (2008) © Jean-Luc Bertini

Pour autant, la poésie de Bekri résiste à toute forme d’angélisme ou de naïveté. À l’image de « la vague scélérate » et des « surfaces lourdes et trompeuses » qui guettent le rocher, l’espace naturel porte les traces d’une violence inouïe. « Qui dira aux arbres dans le vallon / Pourquoi tant de clôtures », s’interroge le poète. Dans quelle mesure une nature de plus en plus fragile et menacée peut-elle incarner l’ouverture et la régénération ? À lire attentivement les poèmes de Bekri, il est difficile de faire l’impasse sur la persistance des frontières, l’ombre des conflits, le dérèglement des saisons et les manifestations désormais criantes de la crise climatique. En écho aux récentes catastrophes naturelles aux quatre coins du globe, le poème « Terre » s’ouvre sur une image désolante mais lucide : « Je te quitterai Terre / Derrière moi des forêts qui brûlent / Et des glaciers à la dérive ».

Refusant la logique du fait accompli, le recueil de Bekri s’évertue à souligner l’enchevêtrement des espaces géographiques et à célébrer la liberté de circulation et la poétique de la relation chère à Édouard Glissant. En 2020, un ouvrage collectif consacré à l’œuvre de Bekri s’est justement intéressé à son univers « géopoétique », articulé autour des déplacements spatiotemporels et de l’humanisme interculturel et fraternel qui sous-tend son rapport au vivant. Mobilisant sa « plume migratrice / amie de l’inconnue », le poète redéfinit son projet en ces termes : « Tourner le dos aux véhicules / Se prendre pour un héron / La tête dans les eaux les ailes en l’air ».

De Ramallah à Medellín, de Copenhague à La Havane, Bekri dessine les contours d’une cartographie personnelle qui célèbre les amitiés poétiques et les dialogues interculturels. Dans le poème « Terre », chaque escale est l’occasion de dire la blessure d’un territoire ou de saluer la mémoire d’un poète du monde. À l’île de Gorée, la mémoire de l’esclavage résonne dans l’appel du poète : « Ô murs parlez / Pour tous mes frères / Leurs fers si lourds / Dans les cales d’enfer ». Ce besoin de faire parler les lieux, accentué ici par le rapprochement des paronymes « frères », « fer » et « enfer », révèle la manière dont la poésie de Bekri est à la fois immersive et dialogique, sans cesse préoccupée par la circulation et le partage des expériences. Dès lors, le poème devient naturellement le lieu des réminiscences et des associations. Dans un parc de Boston, devant le mémorial consacré à Khalil Gibran, c’est la voix de la diva libanaise Fayrouz qui ranime le souvenir hivernal du grand poète de l’exil. Dans un poème bouleversant écrit en hommage à Salah Stétié, autre poète libanais des deux rives, disparu en 2020, c’est la « fraternelle rosée » qui sublime la fraîcheur d’un Orient en partage, revisité d’une strophe à l’autre à l’ombre du « cèdre et [du] palmier réunis ».

Si l’écologie est à la fois le carrefour et le miroir de la poésie de Bekri, le thème du voyage est le garant de cette relation, la renouvelant à chaque vers par des images juxtaposées et des « rythmes entremêlés comme des lianes ». Lancé par le port breton du Pouldu, rendu célèbre par Gauguin, le poème « Les arbres m’apaisent » se referme au jardin du Luxembourg, où le buste de Chopin et le monument à Delacroix prolongent l’exercice de la méditation écopoétique.

Au bout de ces glissements spatiotemporels, l’horizon de la poésie de Bekri demeure indissociable de sa Tunisie natale où il revient régulièrement sonder les échos de l’enfance et mesurer, là encore, les variations des paysages. Ici, le poème semble céder à la nostalgie mais refuse d’abandonner l’énergie du mouvement, comme le suggère le souvenir éloquent de ce pêcheur acharné qui « pourchassait le rêve / Rempli d’écailles d’or » et malgré une « prise bien maigre / […] reprenait inlassable / Le chemin des illusions ». Pour Bekri, l’environnement poétique – comme son pendant naturel – ne peut prospérer sans une dose de persévérance et un désir d’adhésion à « l’utopie haute et souveraine ». Le défi poétique de Bekri repose sur la capacité de percevoir les fluctuations du vivant, d’éprouver la fusion des êtres et des paysages, de suivre au pas les éruptions et les vacillements d’une écriture à mi-chemin entre le moi et le monde. Le poète reprend sans cesse ses déambulations et un simple trajet en métro lui fait dire ceci :

« La poésie n’a pas de voie tracée

Pas de lignes parallèles

De bande de sécurité

[…]

Elle jaillit du fond du tunnel

Dans le vacarme de ton cœur

Feu dans la rigueur de l’hiver

Herbe qui fissure le ciment »

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