La société puissance deux

Autant l’avouer en commençant, Niklas Luhmann (1927-1998) n’est pas un auteur facile. Philosophe, sociologue, principal contradicteur de Habermas, Luhmann n’est pas un inconnu en France, mais sa pensée n’y exerce pas une influence considérable, sans doute à cause de la difficulté de son écriture et parce qu’il a été assez vite catalogué comme « fonctionnaliste », à la suite de l’école américaine de sociologie (Parsons, Merton). Deux, parmi d’autres, de ses livres ont été traduits : La légitimation par la procédure (Presses de l’Université Laval/Cerf, 2001) et Systèmes sociaux. Esquisse d’une théorie générale (Presses de l’Université Laval, 2011) ; un numéro de la revue Droit et société lui a été consacré en 1989, mais son œuvre peine à se faire entendre entre la « science humaine » bourdieusienne (Bourdieu qualifiait sa théorie générale des systèmes sociaux de « mange-tout ») et la sociologie de l’école Boudon. Aujourd’hui, la traduction du dernier livre paru de son vivant, La société de la société, va peut-être donner à son œuvre l’écho français qui lui manquait.


Niklas Luhmann, La société de la société. Trad. de l’allemand par Flavien Le Bouter. Exils, 778 p., 29 €


Luhmann est un personnage singulier. C’est un pur produit de la tradition allemande, comme en témoigne ce dernier livre, véritable encyclopédie foisonnante, tour à tour historienne, physicienne, biologiste, mathématicienne, etc., rivalisant aussi bien avec Hegel qu’avec Weber ; un universitaire tardif, puisqu’il rompt avec une carrière administrative pour entamer un travail de thèse et devenir, à plus de quarante ans, professeur à Bielefeld. S’il a beaucoup écrit sur le droit, paradoxalement, au regard de son expérience dans l’administration, sa sociologie non empirique ne s’intéresse pas aux institutions ; davantage encore, elle est une pensée « a-institutionnelle », dans la mesure où « la société » n’existe pas.

Tout se passe dans la théorie sociale luhmanienne comme dans la théologie de la présence réelle chez Luther. Cette comparaison risquée n’est pas totalement déplacée s’agissant d’un penseur issu d’une terre luthérienne. Autrement dit, la société est un événement, une création autopoïètique (l’autopoïèse, concept majeur de Luhmann) non subsistante, mais qui ne se tient que par la communication (le sens) qui circule, sans besoin de consensus ou de convocation ni de volonté de se rassembler (c’est la limite de la comparaison avec la théologie de la présence réelle à la cène eucharistique chez Luther, produite par la communauté réunie en même temps qu’elle l’a produite). La société ne présuppose rien d‘autre que la communication qui la produit en même temps qu’elle la transforme.

Et pourtant la société est un « système » et notre sociologue va chercher son bien dans la pensée systémique de la cybernétique et dans la biologie. Le titre même de ce livre – qu’il nous explique dans sa préface : un ouvrage sur la société est un acte de communication et, s’il est réussi, « il modifie la description de son objet et par là l’objet qui comprend la description » – n’est pas sans faire penser à Edgar Morin (un auteur d’ailleurs cité par Luhmann) et aux volumes de sa Méthode : La nature de la nature, La connaissance de la connaissance, etc. Et l’autopoïèse n’est pas sans consonance avec la thématique de l’auto-institution de la société dans L’institution imaginaire de Cornelius Castoriadis.

La traduction du dernier livre paru de son vivant, "La société de la société", donnera-t-elle à l'œuvre de Niklas Luhmann l’écho français qui lui manquait ?

Portrait de Niklas Luhmann © CC/Sonntag

Si pour Morin il est question de la complexité mais aussi de la réintroduction (re-entry chez Luhmann) du sujet connaissant dans l’objet connu ou du sujet artefacteur dans l’objet produit, si pour Castoriadis c’est l’autonomie qui était la grande question, pour Luhmann l’énigme à résoudre consiste à savoir « quelle opération le système social produit quand il se réalise » et comment il peut s’auto-décrire. Il est d’autant plus difficile de proposer une résolution définitive que la connaissance de la société fait elle-même partie du problème et qu’aucune extériorité n’est possible. Si l’on retrouve ici les accents de la Leçon sur la leçon de Bourdieu, l’inflexion est davantage mise sur la description que sur l’analyse réflexive critique : la sociologie luhmanienne a pour finalité de proposer « une [bonne ?] description de la société dans la société ».

Et l’on ne peut s’empêcher en tentant de lire Luhmann de penser au fameux texte de Clifford Geertz, « La description dense ». L’ambition de Geertz était de tenter de régler le statut scientifique des sciences humaines et sociales, du moins ce que l’on pouvait en attendre du point de vue d’une certaine scientificité. Luhmann semble nous dire que la sociologie ne peut, au mieux, que tenter de proposer une description instable de la société moderne, prête à tout moment à se déconstruire. Non seulement il défend ce terme contre la tentation de son abandon (Bourdieu, par exemple, y avait renoncé au profit de l’expression « monde social ») mais il tient compte de son historicisation, puisque, pour lui, on ne peut pas parler de « société » avant l’époque moderne.

La sociologie de Luhmann, et donc la description de la société qu’il propose, est résolument, selon ses propres termes, « antihumaniste déterritorialisée et constructiviste ». Il ne faut pas chercher des hommes derrière le système social englobant, ni des consciences, mais des opérations de communication, les « mots de la tribu » dans leur circulation anonyme ; le système social n’a pas de région, de pays ni de nation, il a lieu sans avoir de lieu, ou le lieu sera toujours un effet, une « prestation », écrit-il ; et bien sûr la sociologie luhmanienne ne répond pas à une question de type « qu’est-ce que… », mais elle se demande « comment elle peut déterminer ce que le concept de société doit désigner ».

Si cette sociologie comprend tous les thèmes d’une bonne sociologie moderne et notamment celui de la différenciation du système englobant en sous-système, sa focalisation obsessive sur l’impossible distinction entre le sujet et l’objet qui interdirait même toute objectivation de l’objectivation, autrement dit une connaissance consciente de ses limites du fait de ses adhérences sociales, mais une connaissance authentique malgré tout, pourrait tomber sous les lazzis qui accablèrent le fameux « le monde mondanise » (die Welt weltet) de Heidegger : chez Luhmann, la société « sociétise » (on pourrait tenter un « die Gesellschaft gesellschaftet »), non pas « socialise » quelque chose ou quelqu’un, puisque rien n’est extérieur à elle, mais s’autoproduit dans son autoréférence. Et la sociologie, idéalement, devrait être l’autodescription de cette autopoïèse, son décodage.

Luhmann, bien dans la tradition scolastique allemande, commence son maître livre en déclarant que la sociologie n’a fait « aucun progrès significatif dans la théorie de la société » (on croirait lire Kant et le début de la Critique de la raison pure), mais, malgré son ambition, il n’est pas sûr que sa théorie soit la sociologie de l’avenir, une sociologie qui aurait d’ailleurs « déposé son beau nom de sociologie » (pour paraphraser Hegel) pour devenir une sous-science de la théorie générale des systèmes.

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