De belles petites existences

Wiesław Myśliwski, figure majeure de la littérature polonaise, est le représentant le plus illustre de ce qu’on appelle en Pologne le « courant paysan ». Ses romans se déroulent à la campagne et mettent en scène une communauté rurale peu concernée par la modernité qui advient dans les grandes villes. Il est le seul, avec la Prix Nobel Olga Tokarczuk, à avoir obtenu deux fois le prix Nike, le plus prestigieux des prix littéraires polonais. Ce fut le cas en 2007 pour L’art d’écosser les haricots (Actes Sud, 2010), mais aussi dix ans auparavant pour L’horizon, qui paraît aujourd’hui dans une traduction de Margot Carlier.


Wiesław Myśliwski, L’horizon. Trad. du polonais par Margot Carlier. Actes Sud, 560 p., 24,50 €


En intitulant « À la recherche de la chaussure perdue » son chapitre central, Wiesław Myśliwski s’est-il engagé dans une parodie du fameux cycle proustien ? L’affirmer serait excessif. Le clin d’œil propose plutôt une entrée paradoxale dans le roman. La maison familiale, l’étable, la grange et les champs constituent l’horizon qui donne son titre au livre, que les héros de Myśliwski regrettent d’avoir perdu et cherchent à retrouver au seuil de leur vie. Il y a cependant quelque chose de proustien dans la forme du récit, pris en charge par un narrateur qui dit « je », déroule devant nous le fil de son enfance et de sa jeunesse, dans un ordre où le coq-à-l’âne est – à première vue – l’unique loi. Enfin, l’histoire de ce narrateur, dont on finit par apprendre qu’il se prénomme Piotr, emprunte largement à la vie de l’auteur, laquelle n’a cependant rien de proustien : naissance dans un village du sud-est de la Pologne, adolescence sur fond de guerre, jeunesse dans la Pologne stalinienne, maturité au pays du socialisme réel.

L’horizon, de Wiesław Myśliwski : de belles petites existences

Wiesław Myśliwski © D.R.

Dans ce chapitre, à la place du temps perdu, Wiesław Myśliwski propose de chercher une chaussure. Celle-ci appartient au héros du roman encore enfant, qui la perd alors qu’il fuit, avec ses parents, la petite ville où ils habitent et où vient de s’établir la ligne de front. On est en septembre (1944, mais le roman ne donne aucune date), et la mère du garçon lui a enjoint d’ôter ses chaussures pour éviter de les user inutilement avant l’hiver. Une fois la perte constatée, la mère et son fils font demi-tour et se lancent dans une quête frénétique du précieux objet.

L’épisode est cependant avant tout le point culminant d’un fabuleux hommage, tressé d’anecdotes et de souvenirs, à la mère du héros-narrateur, une figure qui domine le roman tout entier. C’est une mère courage que la maladie de son époux et la guerre condamnent à une recherche quotidienne d’expédients pour joindre les deux bouts, elle qui rêvait de porter un manteau de fourrure et d’organiser des réceptions en l’honneur de son époux. Mais ce qui rend la figure maternelle touchante, tout en lui conférant une profondeur existentielle, ce sont les déplacements qu’elle opère sans cesse afin de soulager sa frustration et sa souffrance.

La quête effrénée de la chaussure perdue dans une campagne en guerre en est un exemple, tout comme la passion de la mère pour les recettes de cuisine qu’elle lit à haute voix en se promettant de les préparer bientôt – « Il faut que je fasse ça un jour. Peut-être pour ton anniversaire » — tout en sachant qu’elle ne le fera jamais. Elle les recopie sur tous les bouts de papier qu’elle a sous la main : « dans son cahier, mais aussi sur une feuille, un bout de journal, un sachet en papier, un agenda, parfois sur la partie vierge d’une de mes lettres, ou celles d’Anna, sur nos cartes postales, nos cartes de vœux, […] dans la marge, entre les lignes, autour du timbre-poste ». Elle en remplit tous les recoins de son petit appartement en sous-sol, ce qui donne lieu à une autre liste, procédé cher à Myśliwski où le plaisir d’accumuler des mots finit parfois par supplanter le projet de faire sens : « Dans tous les tiroirs, sur la table, dans le buffet, sur les étagères, sous les lits, entre les draps rangés dans l’armoire, mais aussi en haut de l’armoire, où il y avait une pile de feuilles jaunies et empoussiérées qu’elle n’avait pas dû consulter depuis qu’elles étaient là. Une autre pile était glissée derrière une marine qu’Anna et moi lui avions offerte pour son anniversaire, car elle avait toujours rêvé d’avoir une image avec la mer. […] Quelques recettes attachées avec un ruban rouge, comme si elle avait pensé les offrir à quelqu’un mais avait oublié, était glissées dans un vase en cristal posé (on se demande bien pourquoi) au pied de son lit. Dans son missel aussi entre certaines prières, on trouvait des recettes découpées dans des journaux. J’ai même découvert une recette de pommes de terre façon Maxime dans la poche de son manteau ».

Déplacements, obsessions et compulsions caractérisent la plupart des personnages de L’horizon qui propose une belle galerie de portraits. L’univers du petit garçon puis du jeune homme est peuplé de personnages qui tantôt s’effacent, tantôt avancent au premier plan pour devenir, le temps de quelques pages, les héros d’une histoire formant presque une nouvelle autonome mais qui ne manque jamais de s’interrompre brusquement pour laisser la place à un autre épisode, centré autour d’une figure différente. Aux côtés de la mère et du père, on trouve ainsi l’oncle Stefan constamment à l’affut d’une occasion pour faire l’amour à sa femme, l’oncle Władek rongé par la soif de venger son chien éborgné par un voisin non identifié, un bourgmestre allemand qui arpente le village pour prendre en photo ses habitants, un instituteur mélancolique qui trouve sans cesse de nouveaux sujets de rédaction (le chien dans la vie de l’homme, la pluie dans la vie de l’homme, la cloche dans la vie de l’homme, etc.). On y rencontre aussi les Shmoul, voisins juifs que le garçon et son grand-père accompagnent alors qu’ils partent pour un monde utopique – c’est ce que pense Shmoul – où ils pourront réaliser leur rêve d’avoir un rucher ; les demoiselles Poncki, deux ravissantes prostituées voisines, qui convient quotidiennement le jeune narrateur à boire une tasse de cacao et éveillent son désir.

L’horizon, de Wiesław Myśliwski : de belles petites existences

Tous parlent beaucoup, dans une langue « paysanne », qui ne tourne jamais à la caricature et que Margot Carlier a eu bien raison de transposer avec retenue. Dans ces scènes, la sagesse populaire, loin de constituer des leçons de vie à prendre au pied de la lettre, confine à un absurde digne de Ionesco, comme dans cet épisode de la recherche de la chaussure perdue où l’espoir de la mère, subitement ravivé à la vue d’un homme avec un baluchon – il « saura peut-être quelque chose » –, est vite réduit à néant.

S’il y a recherche d’une chaussure dans L’horizon, il y a bien, aussi, recherche du temps perdu. Selon une idée généralement admise par la critique polonaise, les romans de Myśliwski, auteur paysan, ont pour sujet le sentiment de déracinement éprouvé par l’homme de la campagne qui a été forcé, par le cours de l’histoire, de s’expatrier en ville. Pourtant, les romans de Myśliwski ne sont pas des romans nostalgiques de l’existence rurale. Ils suggèrent sans doute plutôt que nous sommes tous enclins à regretter le temps perdu, qui n’est autre que notre jeunesse, et cela même lorsqu’elle n’a pas été belle, même lorsqu’elle a signifié des drames terribles, la guerre, la maladie et la mort d’êtres chers.

Le souvenir du passé, dont le roman explore minutieusement et brillamment les mécanismes en multipliant les effets de montage, apaise toujours, comme il apaise le héros-narrateur de L’horizon. En particulier lorsque celui-ci escalade la colline qui domine le pays de son enfance, lieu privilégié de la remémoration, où il parvient à se voir lui-même, dans des scènes de sa vie passée. Le véritable horizon, qu’évoque le titre du roman, celui qui borne nos existences d’adultes, est peut-être finalement l’horizon des souvenirs, souvenirs de personnes, d’anecdotes, de mots, d’animaux.

Ces derniers occupent, dans les romans de Myśliwski et particulièrement dans L’horizon, une place importante et sans doute même essentielle car les meilleurs souvenirs d’enfance sont associés à ces créatures hors du langage, à l’opposé des hommes qui se payent de mots. Le chien Kruczek – « mon plus fidèle ami, le seul véritable, le confident de mes chagrins les plus secrets », véritable « lumière dans les ténèbres » — est le héros d’un chapitre entier, en forme d’hommage, qui porte son nom. Il est pour le narrateur un guide qui l’initie au monde « des prairies, des vaches, des garçons vachers et des pâturages », le seul peut-être où la plénitude peut être atteinte. L’horizon, magistral récit d’enfance et de jeunesse, méditation pleine d’humour sur la petitesse de l’existence humaine, se prête donc également à une approche éco-critique, preuve s’il en est de son actualité.

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