« Le romancier n’a de comptes à rendre à personne sauf à Cervantès », écrivait Milan Kundera en ouverture de son Art du roman (Gallimard, 1986), mettant l’écrivain espagnol non seulement au centre de son écriture mais de toute écriture romanesque. Sauf qu’à l’instar de György Lukács dans sa Théorie du roman, c’est du seul Don Quichotte de la Manche qu’il voulait parler. Et l’on n’a jamais cessé, en interprétant diversement son chef-d’œuvre, d’interroger Cervantès. Qui était donc cet homme qui nous en a tant dit en traçant sur l’océan des Lettres pareil sillage ? L’un des biographes les plus accomplis de Cervantès, Jean Canavaggio, entend aujourd’hui le mettre à sa juste place en le faisant entrer au dictionnaire.
Jean Canavaggio, Dictionnaire Cervantès. Bartillat, 574 p., 28 €
Œuvre exemplaire, emblématique, paradigme du roman, le premier assurément des temps modernes comme le pensait aussi Dostoïevski, Don Quichotte, considérablement amplifié d’immense et glorieuse résonance au fil des ans et des siècles jusqu’à atteindre à une espèce d’éternité, n’a pas manqué, à l’instar d’un autre géant des Lettres, parfaitement contemporain de l’Espagnol, Shakespeare, d’effacer son auteur, de gommer son visage, de noyer sa biographie dans un écheveau d’hypothèses et d’incertitudes.
Jean Canavaggio, avec l’immense modestie des vrais savants qui avouent, au terme de leurs recherches, ne rien savoir – son socratique sólo sé que no sé nada répond au fameux Que sais-je ? de Montaigne –, en établissant ce dictionnaire qui entend nous mettre en main toutes les cartes du continent Cervantès, trouve finalement « hasardeux de vouloir saisir son intimité spirituelle qui, en fin de compte, nous échappe irrémédiablement, tout comme [son] « moi » secret ». À cette réserve près, il nous en dira finalement tant et tant, et de l’homme et de la gloire de celui « à qui Don Quichotte a valu d’entrer dans l’immortalité », que nous prenons cet encyclopédique ouvrage en amitié et le parcourons en tous sens avec intérêt, plus encore, avec jubilation.
Et certes, on voudrait bien savoir qui était ce bonhomme qui mourut en 1616, l’année même où disparaissait Shakespeare, à dix jours près, privant ainsi ce début du XVIIe siècle de ses deux phares de longue portée. Beaucoup pensent, à tort ou à raison, que Cervantès descendait de ces Juifs convertis (conversos) que l’Inquisition espagnole et ses « statuts de pureté de sang » – promulgués l’année même de la naissance de Cervantès (1547, probablement le 29 septembre) – avaient multipliés parmi les « bons Espagnols », tel Sancho Pança, si fier de descendre de « vieux chrétiens » face à Don Quichotte, son maître qui n’en souffle mot. L’affaire est délicate, on ne peut que conjecturer car, écrit le biographe, « jamais il n’a fourni la preuve tangible de sa pureté de sang ».
Alors, s’il est vrai que Don Quichotte, établissant le menu de sa semaine, déjeune d’œufs au lard le samedi, plat que Cervantès qualifie de « deuils et brisures » (« duelos y quebrantos ») qui laissent à penser qu’il fait là le deuil du Chabbat et brise la règle alimentaire judaïque, il est tout aussi vrai que les Juifs n’apparaissent guère dans son roman, même si l’auteur – au demeurant, Arabe supposé : Cid Hamet Benengeli – nous dit que l’hébreu est « une langue plus sainte et plus ancienne », ce qui fait écrire à Canavaggio, pour solde de tout compte : « Le fait que le symbole même du génie universel de l’Espagne ait été un homme obligé de taire ses origines pourra éclairer, sans doute, tel aspect de son univers mental, mais ne nous donnera jamais la clé de sa création. » Ce qui rembarre diverses interprétations aussi talmudiques que farfelues du Quichotte, celles de Dominique Aubier (Don Quichotte, prophète d’Israël) et de quelques autres.
Il est vrai que le « Chevalier à la triste figure » vit d’imagination et son bras armé ne conduit qu’à la défaite dès lors que le rêve se confronte au réel en découvrant « à ses dépens l’ambiguïté des rapports entre la littérature et la vie ». De fait, il autorise toutes les interprétations : moule propre à toutes les métamorphoses, si délirantes qu’elles soient. Pantin bouffon pour ses lecteurs contemporains, raisonneur éclairé à l’âge des Lumières, Don Quichotte devient vite, à l’époque romantique, cette « force qui va » chère à Hugo. Et c’est pour percevoir, au XXe siècle, la faillite de la vision utopiste, celle qui prônait une société de véritable justice, de pleine égalité et de totale liberté : Don Quichotte défend la veuve et l’orphelin, libère les hommes enchaînés (épisode des galériens), défend la femme libre (la défense de Marcela est probablement le premier discours féministe de l’histoire), lutte contre le racisme en évoquant ces morisques qui seront expulsés au début du XVIIe siècle, et la captivité dont son auteur, Cervantès, fut victime pendant plus de cinq ans à Alger (épisode du « Captif »)… Canavaggio aborde toutes les facettes du personnage devenu mythique : le cinéaste soviétique Kozintsev opposera à l’idéalisme (bourgeois ?) de Don Quichotte la figure pragmatique de Sancho qui prend, à l’écran, le visage de Khrouchtchev ! Les Allemands, avec Pabst, lui ont donné les traits de Tcherkassov (l’inoubliable acteur d’Ivan le Terrible) et la voix de Chaliapine, qui avait chanté le Don Quichotte de Massenet. Canavaggio, également musicien et musicologue averti, nous fait entendre la Chanson à boire de Don Quichotte composée par Ravel, et les airs que Jacques Ibert avait écrits pour Pabst. Sans oublier l’adaptation sympathique de Jacques Brel qui, lui aussi, avec sa voix trémolante, campa un « Don Quichotte chantant ».
Passant au crible le rayonnement de ce roman, Canavaggio recense à profusion ces écrivains qui plongèrent leur plume dans l’encre cervantine. Au premier rang desquels Daniel Defoe et son couple Robinson-Vendredi, Fielding et Sterne, Tourgueniev et Dostoïevski – par l’entremise de Viardot, le traducteur de référence, et son épouse Pauline partageant avec le premier le Chant de l’amour triomphant. Et puis Dickens, certes, tout en sachant voir, au-delà d’une influence certaine, tout ce qui le sépare de l’Espagnol. Et, chez nous, Diderot et son emblématique Jacques le fataliste inspirant à son tour Kundera (Jacques et son maître), d’ailleurs grand absent de ce dictionnaire. On ne finirait pas de pointer les influences : que serait Emma Bovary, gâtée par ses lectures, sans Don Quichotte, livre de chevet de Flaubert ? Et la théorie de l’illusion et du miroir chez Foucault qui, par ailleurs, voyait dans Don Quichotte le premier jalon de la mise en cage des fous. À vrai dire, rares sont ceux qui échappent à la séduction du chevalier rêveur idéaliste. Et Canavaggio de rappeler ici le visage d’Orson Welles qui ne parvint jamais au bout de son Quichotte, et là la silhouette mélancolique de Jean Rochefort au rôle inabouti.
Jean Canavaggio nous convie, au fil de ses 130 articles, à un vagabondage aussi ludique que pléthorique, aussi plaisant que passionnant. Mais on conclura sur ce retour à l’Espagne, à bien des égards pays de la démesure et de la déraison (« Le sommeil de la raison enfante des monstres », dira et montrera Goya). Miguel de Unamuno, si fier de porter le même prénom que le génie des Lettres espagnoles, est assurément celui qui en a donné la meilleure appréciation, lui qui, entre L’essence de l’Espagne et Le sentiment tragique de la vie, eut à cœur de produire rien de moins que La vie de Don Quichotte et de Sancho Pança. Canavaggio, le citant d’abondance, nous livre son jugement, cette visée définitive : « Chacune des générations qui se sont succédé a ajouté quelque chose à ce Don Quichotte, et lui s’est ainsi transformé et agrandi […] Cervantès a mis Don Quichotte au monde, après quoi Don Quichotte s’est chargé lui-même d’y vivre : et le brave Don Miguel a eu beau croire l’avoir tué et enterré et fait dresser devant notaire son acte de décès, afin que nul n’osât le ressusciter et le faire repartir, Don Quichotte s’est ressuscité lui-même, par lui-même et devant lui-même, et il court le monde en faisant des siennes. »
Superbe interprétation, d’une « intuition profonde », commente Canavaggio, de cet écrivain majeur, l’une des plus hautes gloires des Lettres espagnoles du XXe siècle (on relira ses Contes réédités en 2020 en « Folio classique »), qui, bien avant que Jean Ricardou nous apprenne que « chaque lecture est une prise de sens », est le premier à avoir prôné, rejoignant en cela Pirandello, la liberté vagabonde des personnages qui, à tout jamais, échapperont à l’auteur. C’est dans cette même précieuse visée que Jean Canavaggio, dans la présentation de son Dictionnaire Cervantès, entend offrir à son lecteur « un libre parcours, pour ne pas dire un vagabondage, qui lui appartienne en propre ». Et en reprenant ce que Drieu disait de ce grand conteur argentin qui, scribe frustré, se lança dans « une trajectoire au terme de laquelle Borges finit par s’identifier tout à la fois à l’ingénieux hidalgo et à son créateur », nous dirons pour conclure : « Canavaggio vaut le voyage ».