Le judaïsme français et autres enquêtes de mémoire

Des avant-bras marqués de chiffres infâmes ; des survivants tutsi en pied face à l’appareil photo ; des fous de Dieu, sans la rage qui trop souvent anime certains de ces enthousiastes ; des paysages inquiétants du Chili ; des maisons vides en Algérie, lieux de l’histoire familiale. Ainsi pourrait-on résumer le parcours que l’on fait au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme en compagnie du photographe Patrick Zachmann. Un trajet en noir et blanc et en émotions.


Patrick Zachmann, Voyages de mémoire. MAHJ/Atelier EXB, 224 p., 39 €


Il y a ce que l’on sait, il y a ce que l’on voit et sent. D’un côté, la connaissance historique d’une époque ; de l’autre, le détail, l’infime qui disent sa vérité humaine. Telle cette main qui se pose affectueusement sur la nuque d’une femme. L’avant-bras est marqué d’un B 9616. La femme qui est ainsi enlacée regarde l’objectif. Dans le catalogue, sur la page voisine, deux femmes : « 27435 » et « 27377 ». Ainsi se nommaient-elles autrefois. Elles ont vécu la même épreuve, et elles se retrouvent à Jérusalem, pour le premier rassemblement mondial des survivants de la Shoah, en 1981. Sur une autre photo, un homme en costume, avec un chapeau, ses lunettes à la main. Il demande à Zachmann pourquoi il veut le photographier, lui. Le photographe lui dit qu’il ressemble à son père. L’homme pense que le père est mort.

Exposition Patrick Zachmann : enquêtes de mémoire

Mémorial de Yad Vashem, Jérusalem, 1981 © Patrick Zachmann / Magnum Photos

Plus loin dans l’exposition, on voit des hommes et des femmes, plutôt jeunes, tous pris en pied devant un mur blanc, habillés comme si c’était dimanche. On est au Rwanda, en 2000. Avant, on aura vu, dans le paysage désertique d’Atacama, une ancienne mine de salpêtre devenue camp pour les opposants à Pinochet. Des photos de disparus ouvrent cette étape du voyage. Ce ne sont que des visages de photomaton. Certains sourient, une femme pose avec son bébé. Zachmann se rend au Stade national de Santiago. Mais, comme à Chacabuco, dans le désert, ou à Pisagua, prison et lieu de torture devenu un hôtel, rien n’indique ce qui s’est passé. L’amnésie est presque générale : Pinochet n’est pas mort en 1999, il feint d’être malade. Arrêté en Angleterre, il attend sa libération. Celle des mémoires attendra.

La photographie a partie liée avec l’oubli. Elle tente de le vaincre, elle s’efforce de garder les traces, de les célébrer. Photographier est un travail de patience. Zachmann prend son temps. À de rares exceptions près, il n’est pas là seulement pour l’événement, il arrive avant, reste longtemps après. L’exception, ici, ce sont les quelques photos d’Afrique du Sud au moment où Mandela sort de prison, en 1990. Le photographe est atteint de deux coups de chevrotine. Il en réchappe. Il photographie les manifestations d’Afrikaners, drapeaux à croix gammée en tête de cortège. On croirait un autre temps, ou on le souhaiterait. Les mêmes manifestants portent les mêmes drapeaux en d’autres lieux, depuis 1990.

Exposition Patrick Zachmann : enquêtes de mémoire

Prière, rue des Rosiers, Paris, 1979 © Patrick Zachmann / Magnum Photos

Patience donc, attente. Ce sont des maitres mots chez lui, dès le départ. Zachmann débute à vingt ans. Ses parents espéraient que, bac en poche, il irait à l’Université. Ils n’avaient pu étudier. Son père, enfant du Belleville yiddish, était représentant en maroquinerie. Il aimait raconter des blagues, plaisanter, pour cacher l’essentiel. Il se tient en retrait sur la plupart des photos. Sa mère, juive d’Algérie, avait honte de ses origines, de son manque de culture. Sur la plupart des photos prises en famille, elle semble en représentation sociale. Jusqu’à cette photo : « Je voulais faire le portrait de ma mère avec ses deux sœurs. […] Au bout d’un moment, les deux sœurs regardent dans la même direction, vers l’extérieur du cadre, mimant sans s’en rendre compte le même geste. Ma mère, elle, me regarde droit dans les yeux. À cet instant, je réalise que c’est la première fois que “j’affronte” son regard. Je sais alors que j’ai là une photo essentielle. Je me demande si le but inconscient de tout ce chemin parcouru durant cette enquête n’a pas été d’arriver à soutenir le regard de ma mère, fût-ce à travers mon appareil photo ».

L’enquête sur la famille, ce « long détour », précède « le voyage à l’envers ». Le photographe a attendu d’avoir un certain âge pour faire autour de la branche maternelle le travail qu’il avait accompli avec son père. La mémoire de mon père, film de trente minutes que l’on voit dans l’exposition, est à la fois drôle, tendre et bouleversant : le père, enfin, raconte ce qu’il a tu ou caché. Dans la famille Zachmann, on ne voulait pas parler du passé, on voulait s’assimiler, effacer les traces d’une judéité qui avait coïncidé avec souffrance et perte. Les dernières images du film montrent le père malade, affaibli, et pourtant désireux de parler, de transmettre à son fils ce qu’il a longtemps gardé en lui.

Exposition Patrick Zachmann : enquêtes de mémoire

« Autoportrait avec ma mère », Paris, 1983 © Patrick Zachmann / Magnum Photos

Zachmann filme aussi sa mère et ce sera Mare mater, un film confrontant l’histoire familiale à celle des migrants. Rosy, enfin, montre les rares photos qu’elle conserve des siens. Son fils part sur ses traces à Aïn Temouchent, en Algérie. Ce sont des photos de lieux vides, pour la plupart en couleur. À Tlemcen, il entre dans le cimetière juif, retrouve le nom d’un de ses ancêtres. Les dernières photos montrent sa mère, assoupie dans un lit médicalisé. Elle a quatre-vingt-dix ans et dort comme un enfant. Elle a perdu la mémoire.

Jamais rien d’impudique dans l’œuvre de Zachmann. Il montre les siens dans les derniers moments et l’on se rappelle une série de Richard Avedon, la plus intense des séries de portraits réalisées par l’artiste.

Mais plus qu’à Avedon, en regardant certaines images de Zachmann, on songe à Diane Arbus. Affaire de cadrage, impression qu’il a tout pris sur le vif, sens de l’humain dans ce qu’il a de plus fragile, maladroit ou blessé. Ses photos de bal en sont un excellent exemple. Il avait vingt ans et arpentait Paris, essayant de comprendre ce que c’est qu’être juif. Certaines soirées organisées pour que des jeunes se rencontrent lui permettaient d’entrer dans la sphère séfarade. Il était très inspiré par le film de Jean-Daniel Pollet, Pourvu qu’on ait l’ivresse, et un sosie (très lointain) de Claude Melki, acteur fétiche du réalisateur, l’avait intrigué.

Exposition Patrick Zachmann : enquêtes de mémoire

Parc des Buttes-Chaumont, 1983. À droite, Jacques et Hélène Grabstock © Patrick Zachmann / Magnum Photos

Être juif, pensait Zachmann qui l’avait si peu été, c’était être pratiquant : il allait à Belleville ou dans le Marais, il entrait dans les synagogues, comme bien plus tard, suivant les hassidim du monde entier, il est allé en Pologne et en Ukraine pour les célébrations sur les tombes de Haim Nahman de Bratzlav et autres « tsadikim » (saints, si ce mot équivaut). Et puis il s’est rendu compte que les personnes âgées qui lisaient la presse yiddish et refaisaient le monde dans le parc des Buttes-Chaumont en 1980 étaient aussi juives que les croyants. De même, tel comédien, tel intellectuel, auteur du Juif imaginaire que l’on verra tout jeune, tel tailleur dans son atelier, sont de ce monde.

Il y a des hasards, des rencontres, il faut faire des détours : rien n’arrive sans cela. Parmi les photos les plus fortes de cette exposition, on retiendra celle des grands-parents paternels de Zachmann, déportés à Auschwitz en 1942. Il prend la photo de sa tante Louisette, tenant les deux portraits, en 1983. Il a vingt-huit ans et découvre le couple. En 2000, par hasard, au terme d’un périple assez long, il se retrouve à Auschwitz où jusque-là il n’avait pas voulu aller. Un survivant, qui guide une classe, lui montre les restes du crématoire de Birkenau : « Cette photo que je prends en tremblant m’est essentielle. Elle remplace la sépulture qui permet de faire le deuil, d’inscrire des êtres chers dans un récit, dans une mémoire. » La neige n’efface pas ces traces-là.

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