Jacques Bouveresse, mort en mai dernier, prenait au sérieux les auteurs auxquels il s’intéressait. Cela lui a valu l’inimitié, voire le dédain, des marchands de papier qui ont compris que le manque de sérieux payait. Nietzsche aura été une victime de choix de cet esprit de superficialité dans lequel d’aucuns voient, à tort espérons-le, un trait typique de la culture française. Lorsque Bouveresse lit Nietzsche, celui-ci retrouve de vives couleurs.
Jacques Bouveresse, Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples. Postface de Jean-Jacques Rosat. Hors d’atteinte, 336 p., 20 €
Les lecteurs du Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir (Agone, 2016) de Jacques Bouveresse savaient déjà que la restauration – au sens de la restauration de tableaux – de la pensée de l’ermite de Sils-Maria porterait en grande partie sur la question de la vérité. Une opinion, répandue en particulier par l’auteur des Mots et les choses, veut que Nietzsche se soit vigoureusement opposé à l’idée de vérité, qu’il n’aurait considérée que comme une valeur parmi d’autres, plutôt plus nocive que d’autres. Une des différences entre une vérité et une valeur est que la première est forcément unique alors que la seconde n’est jamais définie que face à une autre valeur. Accessoirement, si l’on ose dire, une valeur s’impose dans un rapport de force alors que la vérité a une validité universelle, quel que soit celui qui la constate, la démontre, produit un discours qui lui est conforme.
Sans doute Nietzsche rompt-il des lances contre ceux qui veulent asseoir leur pouvoir sur la prétention de détenir la vérité, ce qui paraît justifier le propos de Foucault. Mais celui-ci est plus habile que ne croient les thuriféraires qui en ont fait le penseur officiel de l’époque. Ses formulations peuvent être ambiguës ou prêter (délibérément ?) à confusion. Mais il ne peut ignorer la différence fondamentale entre ce qui est vrai et ce qui est tenu pour tel, différence que Nietzsche n’a pas la légèreté de dédaigner.
Nombre des attaques nietzschéennes contre « la vérité » sont dues à cette nouveauté fondamentale du christianisme qu’est, à la suite de l’Évangile de Jean, la revendication de détenir le monopole de la vérité – notion encore absente des trois premiers Évangiles. Seul Jean (18, 38), en effet, nous fait assister à l’entrevue entre Pilate et Jésus. Quand le procurateur lui demande qui il est, Jésus répond qu’il est « venu rendre témoignage à la vérité. Quiconque, ajoute-t-il, est de la vérité écoute ma voix ». À quoi Pilate répond : « Qu’est-ce que la vérité ? » L’Église veut voir là une manifestation de scepticisme. Nietzsche dit tout autre chose : « Le sarcasme aristocratique d’un Romain devant qui on abuse effrontément du mot “vérité” a enrichi le Nouveau Testament du seul mot de valeur qu’il contienne et qui, à la fois, le critique et le réduit à néant : Qu’est-ce que la vérité ? » (Antéchrist 46). S’en prendre à cet « abus effronté du mot vérité » est tout autre chose que ne pas distinguer entre vérité et erreur, distinction que, bien sûr, Pilate reconnaissait, avec tous ces païens qui n’avaient pas attendu que quelqu’un vînt « rendre témoignage à la vérité » pour faire la différence entre le vrai et le faux.
Bouveresse multiplie les longues citations, en particulier des fragments posthumes et des œuvres tardives, qui montrent la clarté et la cohérence de la position de Nietzsche sur la vérité, ainsi que l’importance qu’il lui accorde et le « courage » qu’elle exige. On pourrait même juger que la cible de Bouveresse est moins le discours effectif de Foucault que l’ambiguïté que celui-ci a laissé planer entre la vérité et ce que l’on fait passer pour tel, quand il prétend voir dans la vérité une arme du « pouvoir » en négligeant cette évidence que c’est précisément au nom de la vérité que les dissidents de toutes sortes s’en prennent aux pouvoirs autoritaires ou démagogiques. S’il avait vécu plus longtemps, la présidence Trump aurait sans doute convaincu Foucault de ne pas persévérer en de pareilles ambiguïtés.
Dans Les foudres de Nietzsche, Bouveresse revient un peu sur la question de la vérité mais la majeure partie du livre est consacrée à la position politique de Nietzsche, dont il s’étonne qu’elle ait pu être présentée comme « de gauche ». S’il est des valeurs consubstantielles à toute pensée de gauche, c’est bien la démocratie, l’égalité, la confiance en la raison, l’espérance d’un progrès social. Toutes valeurs auxquelles Nietzsche s’oppose sans ambiguïté et même avec une violence crue. La question est donc moins de caractériser ses positions politiques que de se demander comment il a pu ne pas paraître aller de soi qu’elles n’étaient certainement pas « de gauche ».
Une fois dénoncé ce paradoxe, pour ne pas dire cette illusion ou cette supercherie, reste à comprendre comment une position aussi évidemment insoutenable a pu être soutenue. Nietzsche est en effet très clair et constant. Point n’est même besoin de consulter les écrits de la dernière année de sa vie intellectuelle ou d’aller fouiller, comme le fait Bouveresse, dans la masse des fragments posthumes pour trouver des formulations clairement opposées à tout ce que l’on peut tenir pour des valeurs de gauche ; il suffit de relire Par-delà bien et mal.
Alors pourquoi cet aveuglement – si c’est bien le mot qui convient ? Plusieurs explications viennent à l’esprit, plus ou moins aimables. On pense d’abord au charme considérable qu’exerce ce penseur solitaire et pauvre en qui on ne saurait voir un ami des puissants de ce monde. Ajoutons que, à la différence de Heidegger, Nietzsche est sympathique, si bien que son lecteur, en particulier le lecteur de sa Correspondance, est disposé à pardonner ses excès, à les mettre sur le compte de ce caractère entier qui fait son charme. Cela explique sans doute pour une large part que soit si répandue la tentation de chercher une interprétation acceptable même aux pires horreurs réactionnaires qu’il profère. La contrepartie en est évidemment que, ce faisant, on ne le prend pas aussi au sérieux comme philosophe que ce que l’on croit et voudrait. Il va de soi que le charme n’est pas un argument philosophique mais on ne peut nier qu’il exerce une influence sur le regard que porte le lecteur. Il reste néanmoins que, quelque tolérance que l’on puisse avoir pour des formules odieuses dans lesquelles on sera disposé à ne voir que des façons de parler qui ne tirent pas à conséquence, il est impossible de donner une coloration « de gauche » à des propos aussi clairement opposés aux valeurs qui définissent la gauche.
Bouveresse incrimine volontiers ce que l’on pourrait qualifier d’ignorance ou de mauvaise foi, tout en étant conscient que c’est plutôt une description du processus intellectuel que son explication. Dans le chapitre intitulé « Le guerrier, le marchand et le démocrate », il montre le lien serré que Nietzsche établit entre ce qu’il appelle « l’esprit boutiquier des Anglais » et la démocratie. Dans la mesure où une partie de la gauche se définit principalement par son hostilité au monde anglo-saxon, on peut supposer que les diatribes de Nietzsche lui apparaissent plus comme anticapitalistes que comme antidémocrates.
Il n’en reste pas moins que Nietzsche s’oppose à l’égalité et à la démocratie, et qu’on voit mal comment on peut être de gauche et hostile tant à la démocratie qu’à l’égalité. Bouveresse, qui apprécie la volonté anglo-saxonne de clarté, n’a sans doute pas tort de mettre en cause un goût français pour une conception héroïque de la philosophie (comme d’autres choses, d’ailleurs). Cela expliquerait assez bien aussi la fascination qu’a exercée Heidegger, cette efficace combinaison de séduction et de posture héroïque. Quant à voir un homme de gauche dans l’auteur de Sein und Zeit, ce serait encore plus audacieux qu’à propos d’un Nietzsche qui, du moins, n’hésita jamais à « tonner contre » l’antisémitisme et le nationalisme.
Contrairement à ce que dit Deleuze, Nietzsche déteste Rousseau et apprécie Voltaire – lequel est farouchement opposé à l’égalité, à preuve l’article « Égalité » de son Dictionnaire philosophique. Comme Bouveresse ne soupçonne pas Deleuze ni Foucault de ne pas savoir lire, il se demande si leur aveuglement sur le caractère anti-démocratique de Nietzsche ne viendrait pas de cette idée – qui fut dominante il y a quelques décennies et ne l’est plus – que tout penseur important est forcément de gauche. Or Nietzsche est un penseur incontestablement de première importance. Donc… Mais, demande Bouveresse, si Deleuze avait été heideggérien, aurait-il fini par dire de Heidegger qu’il était « de gauche » ?
Un des aspects de cet aveuglement sur les positions politiques de Nietzsche consiste à ne pas prendre au sérieux ce qu’il a écrit, à juger que ses mots ont dépassé sa pensée, qu’ils n’avaient qu’une valeur rhétorique. On s’est dit qu’il ne pouvait pas avoir employé le mot « esclave » dans son sens précis, oubliant que la question de l’esclavage était d’actualité avec la guerre de Sécession, et l’abolition du servage en Russie.
On s’est aussi laissé abuser par la revendication nietzschéenne d’inactualité. En tant que penseur politique – ce qu’il est pour une large part même si sa pensée ne se limite pas à cette dimension –, « Nietzsche confère une radicalité extrême à une tendance (réactionnaire) bien présente dans son époque ». Ses diatribes antimodernes, antirévolutionnaires, antidémocrates rappellent celles de Baudelaire dans Mon cœur mis à nu dont il a recopié des pages dans ses carnets. On gagnerait à se souvenir de la thématique du dandysme quand il est question du « surhomme ».
Comme souvent, Nietzsche est lucide à propos des effets politiques de la science et de la rationalité : ceux-ci vont dans le sens de la démocratie et de l’égalité. Un homme de gauche qui l’approuverait devrait cependant prendre conscience du fait que, loin de s’en féliciter, Nietzsche leur en fait grief. Sa position, note Bouveresse, est donc exactement contraire à celle du postmodernisme foucaldien. C’est déplaisant mais on ne peut se masquer la réalité.
Nietzsche, donc, ne peut être tenu pour un homme de gauche. Ce n’est pas pour autant qu’on puisse le ranger du côté de quelque fascisme que ce soit, en quoi il aurait sans doute vu le summum de la vulgarité grégaire. Défenseur d’une européanité éclairée, il désigne avec constance pour adversaires ceux qui soutiennent le nationalisme, le particularisme, la xénophobie, l’antisémitisme. Voyons-y une consolation.
Ce n’est pas insulter un important penseur, ni chercher à le rabaisser, que de vouloir entendre pour ce qu’ils sont les propos choquants voire odieux qu’il a pu tenir et auxquels il a attaché de l’importance. On s’y résigne à propos de Baudelaire ; il faut bien s’y résigner aussi à propos de Nietzsche. En le prenant au sérieux – le mot revient souvent dans son livre –, Bouveresse est loin d’amoindrir sa grandeur. C’est être profondément nietzschéen que de voir dans la recherche du vrai, si déplaisant soit-il, l’affaire de la philosophie, quand celle du faux est l’objet de l’art. Nietzsche parle du courage de la vérité ; Bouveresse fait sienne cette exigence.