Formes africaines du socialisme

Le projet de l’imposant volume Socialismes en Afrique est ambitieux. Non seulement présenter la diversité des approches théoriques issues du marxisme et discutées à partir du continent africain ; mais aussi scruter des mouvements politiques fondés sur ces bases par des oppositions aux pouvoirs coloniaux ou, plus tard, aux gouvernements en place après les indépendances ; analyser les discours et les pratiques des régimes édifiés au nom du vaste courant socialiste ; et affirmer, haut et fort, la nécessaire inclusion du continent africain dans le renouvellement actuel de l’étude des socialismes. Un renouvellement qui tend à continuer à le marginaliser de facto, ne lui accordant que la portion congrue, ou à l’envisager sous l’angle des relations internationales examinées de l’extérieur [1].


Collectif, Socialismes en Afrique / Socialisms in Africa. Auteurs : Samuel Andreas Admassie, Abdulahi Ali Ibrahim, Stefano Bellucci, Elara Bertho, Eric Burton, Frederick Cooper, Antoine de Boyer, Demessie Fantahun, Marie-Aude Fouéré, Claudia Gastrow, Ros Gray, Pierre-Jean Le Foll-Luciani, Benedito Machava, Jean-Michel Makebo-Tali, Théophile Mirabeau Nchare Nom, Sebastian Pampuch, Sabine Planel, Malika Rahal, Françoise Raison, Chris Rominger, Léon Saur, Lynn Schler, Romain Tiquet, Klaas van Walraven, Beatrice Wayne, Jakob Zollmann. Édité par Maria-Benedita Basto, Françoise Blum, Pierre Guidi, Héloïse Kiriakou, Martin Mourre, Céline Pauthier, Ophélie Rillon, Alexis Roy, Elena Vezzadini. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 550 p., 39 €


D’emblée, le titre, Socialismes en Afrique, implique une prise de position sous-jacente, que l’introduction explicite et que reprennent divers articles : comment nommer ? Que véhicule en effet la notion de « socialisme africain », souvent employée, en particulier dans les années 1960, mais écartée ici car elle renvoie à une forme d’essentialisme ? Une mise en garde salutaire contextualise l’emploi de ce terme et une formulation plus neutre est adoptée ; le concept est juxtaposé au continent à partir duquel on l’étudie, sans préjuger d’ailleurs une quelconque homogénéité, le pluriel insistant d’emblée sur la multiplicité des avatars théoriques et empiriques. La discussion de la terminologie est enrichie par la question de la transposition dans d’autres modes d’organisation sociale et économique et, concrètement, la traduction dans les langues et les cultures locales.

Socialismes en Afrique : formes africaines du socialisme

Émergent alors les notions désormais popularisées d’Ujamaa en Tanzanie (kiswahili) ou de Conscientism au Ghana tandis qu’ailleurs des néologismes (socialismu au Mali) ou des périphrases peinent à ancrer cette idéologie venue d’ailleurs, même si l’arabe al-ishtirakiyya fait le lien avec le Coran. Ce détour sémantique n’est pas anecdotique : il illustre des discussions de fond autour d’idées qui, au départ, combinent volonté d’indépendance nationale et idéaux de réforme sociale, sans forcément adhérer à toutes les implications d’une approche marxiste. Une fois les indépendances acquises, autour de 1960 ou après de dures guerres de libération, ce qui cimentait syndicats, mouvements étudiants et partis politiques s’effrite : s’ouvre alors une nouvelle ère faite de tensions, de choix doctrinaux et d’affiliations nouvelles.

L’ouvrage ne s’aventure pas à donner une définition générale de « socialisme », tant ce terme est polysémique, en Afrique comme ailleurs : il part du phénomène d’auto-désignation, de situations dans lesquelles des acteurs, eux-mêmes très divers, emploient ce terme, ce qui en légitime l’étude. Les diverses contributions insistent justement sur les manières polyphoniques dont ce courant politique fut décliné, interprété ou appliqué en Afrique.

Outre une introduction qui pose clairement le cadre et les objectifs du livre – incluant une bibliographie fournie qui témoigne du renouvellement des études hors d’Afrique, chaque contribution disposant de sa propre bibliographie ; il n’y a pas de bibliographie générale – et une conclusion proposée par Frederick Cooper, Socialismes en Afrique comprend 28 contributions portant sur 21 pays, dont 15 en anglais, d’où le titre bilingue. Leur énumération n’est pas inutile tant elle illustre la vaste gamme des études de cas et la volonté évidente de sortir du « pré carré » français.

On pourrait les décliner par région ou par ancien colonisateur ; contentons-nous de l’ordre alphabétique : Algérie, Angola (2 articles), Cameroun, Congo, Éthiopie (3), Ghana, Guinée-Bissau, Kenya, Madagascar, Malawi, Mali, Mozambique (2), Namibie, Niger, Rwanda, Sénégal, Soudan, Tanzanie, Tunisie, Zambie et Zimbabwe. De cette liste ressortent les pays de colonisation portugaise (5), ayant tous connu un régime d’inspiration socialiste après leur guerre de libération, et ceux marqués par une expérience socialiste, voire marxiste, notamment le Ghana de Kwame N’Krumah, le Mali de Modibo Keita, la Tanzanie de Julius Nyerere, l’Éthiopie du Derg de Mengistu Hailé Mariam (Mängestu Haylä-Maryam) ou encore le Congo de la révolution des Trois Glorieuses de 1963, suivi de la prise de pouvoir par Marien Ngouabi.

La tranche chronologique privilégiée est celle des années 1950-1980, à l’exception de la contribution sur la Tunisie (1911-1925), centrée sur deux figures contrastées de la gauche, Mukhtar al-‘Ayari et Hassan Guellaty. Le contexte est celui des luttes anticoloniales, du panafricanisme et des constructions nationales, mais aussi de la guerre froide qui pèse sur certains choix politiques et détermine des choix tout aussi pragmatiques qu’idéologiques. Certains articles dépassent ces décennies fondatrices pour questionner le renouveau de projets socialisants dans le cadre de l’ouverture démocratique des années 1990 (multipartisme, élections).

Socialismes en Afrique : formes africaines du socialisme

Kwame Nkrumah et Che Guevara (janvier 1965) © D.R.

Il est impossible de rendre compte de la richesse de toutes les contributions. Leur division, judicieuse, en trois parties, met en évidence les grands axes (les doctrines et les corpus, les socialismes exacts, les socialismes transnationaux). Un index permet de circuler entre les articles dont un résumé aurait toutefois été utile. Des notions clé et des questionnements parcourent le livre que synthétise la conclusion, tout en ouvrant d’autres perspectives, notamment une réflexion sur la social-démocratie.

Même si des études antérieures, contemporaines de la naissance des États [2], avaient déjà examiné la transposition de concepts marxistes en Afrique, notamment celui de « classe sociale » dans les années 1960 (Samir Amin, Georges Balandier, Majhemout Diop), celui d’« ouvrières » (Michel Agier, Jean Copans) dans les années 1980, ou analysé la mise en œuvre de la planification (Charles Bettelheim), cet ouvrage témoigne d’un réel renouvellement des recherches. Y contribue la mobilisation de nouvelles sources, en particulier les enquêtes orales auprès d’acteurs syndicaux, d’anciens étudiants ou de dirigeants politiques, mais aussi la presse, l’iconographie et la documentation détenue par des privés (tracts, rapports d’associations…), complétant les archives nationales qui s’ouvrent certes, mais parfois encore timidement, si tant est que des documents postcoloniaux aient été rassemblés.

Interroger le passé peut encore s’avérer délicat, comme le montre l’exemple du Sawaba au Niger, alors que les témoins disparaissent et qu’il est urgent de recueillir leur parole. Le recours aux vécus des militants éclaire en effet de manière indispensable les rapports abstraits de maints congrès. La réévaluation du rôle des « vaincus de l’indépendance » ou des victimes de purges, la prise en compte de discours ou modèles alternatifs et leur insertion dans la narration historique semblent indispensables dans l’optique d’une réconciliation des mémoires et de l’écriture d’un récit national.

Relevons ici quelques éléments transversaux qui font toute la richesse de l’ouvrage, au-delà des stimulantes études de cas. Il est question d’inspirations, de circulations intra-africaines et internationales, de racines africaines, de régimes politiques, de culture, de modernité… mais aussi de répression, de rééducation, de purges, car aucune idéalisation ne préside aux analyses.

Les régimes ou les mouvements se revendiquant du socialisme supposent des côtoiements, des lectures partagées, des circulations d’informations que des recherches récentes traquent : expériences étudiantes au sein de la FEANF (Fédération des étudiants d’Afrique noire en France) ou de l’université Lumumba à Moscou, invitations par les pays du « socialisme réel » en compétition, rencontres internationales de la jeunesse ou des syndicats, circulations des militants (en Afrique même ou à l’étranger), inspiration de modèles extérieurs au continent et inventions intérieures… Autant de pistes que les articles explorent.

Socialismes en Afrique : formes africaines du socialisme

Vue d’un village « Ujamaa » en Tanzanie (1976) © D.R.

La conviction de l’autochtonie ou de l’africanité du socialisme était répandue pour la première génération et maniée par divers dirigeants. Le « socialisme des ancêtres » (Issaka Bagayogo, 1982) s’imposait comme une source à laquelle puiser. Cette croyance était fondée sur une vision édulcorée des rapports de domination dans les sociétés africaines valorisant la solidarité au sein des groupes. Paradoxalement, certaines sources de ce courant sont à chercher dans des écrits coloniaux, mis en exergue ici. On supposait ainsi les paysans prédisposés à l’adhésion aux coopératives ou à la villagisation… en mobilisant l’ancien communautarisme, oblitérant ainsi les différences de statut ou les « classes sociales » pour parler de « peuple », de « masse » et légitimer le parti unique.

Dans les faits, les anciens étudiants ou les jeunes militaires, qui se voyaient comme l’avant-garde, étaient-ils les mieux placés pour percevoir les attentes des paysans ou imposer des changements sociaux ? La difficulté à faire accepter leurs idées ou la brutalité de certaines réformes (sur le statut matrimonial, la « sorcellerie », la hiérarchie des pouvoirs, le foncier…) en font douter et interrogent le déroulement des campagnes d’information et les modalités de la propagande.

Ainsi, les films promus ou produits assuraient la diffusion des idées dans les villes mais touchaient-ils les campagnes ? Ce volet donne lieu à des analyses novatrices centrées sur les anciennes colonies du Portugal, pris dans la tourmente de la guerre froide, à la recherche de ressources autant idéologiques que concrètes. Des modes d’expression populaire, conçus par les pouvoirs, à l’instar des chants de lutte, mais réinterprétés ou appropriés par les militants, éclairent autrement l’impact des discours à tonalité socialisante. À travers le livre, on navigue en effet entre conviction politique profonde et sincère, pure rhétorique et mystique, d’autant que les dirigeants ont une capacité caméléonesque surprenante, leur régime survivant souvent au changement d’orientation idéologique. Par ailleurs, une fois disparus, les régimes laissent des traces matérielles mais aussi mentales, qu’il est important d’étudier. Les réalisations concrètes, qui concernent surtout l’éducation, la santé ou certains programmes de logements sociaux, ont durablement marqué les sociétés, les paysages et les souvenirs.

Les clivages ville/campagne, élite dirigeante/citoyens de base, jeunes/ainés mettent aussi en évidence des conceptions différentes de la modernité, du « développement », selon la terminologie de l’époque, mais aussi de la moralité. Intervient à nouveau ici la question de l’africanité des socialismes si on l’envisage en relation avec le poids des religions sur le continent. L’incompatibilité intrinsèque entre le matérialisme historique et les spiritualités, qu’elles soient musulmanes, chrétiennes ou antérieures, donne lieu à des analyses percutantes mettant au jour des accommodements complexes.

Cette somme, riche état des lieux des connaissances et des pistes de recherche, ne prétend pas mettre un point final aux débats ; elle se situe, au contraire, explicitement dans une chaîne historiographique. Issue en grande partie d’un colloque organisé en 2016, elle participe au renouvellement des travaux sur le continent africain, dans la lignée par exemple du programme ELITAF (« Étudiants et élites africaines formés dans les pays de l’ex-bloc soviétique »), amplifié par des colloques à l’UCAD (Dakar), Columbia (New York) et Marien Ngouabi (Brazzaville) en 2017-2019. Cet ouvrage incite à poursuivre les recherches sur des pays non explorés dans ce cadre (Guinée, Burkina Faso, Afrique du Sud, Somalie…), des périodes plus récentes ou des thématiques ici juste effleurées (rapports de genre, planification, morale…). La publication sous le nom de « Collectif », derrière lequel se trouvent neuf éditeurs et éditrices scientifiques, nombreux et nombreuses d’ailleurs à ne pas avoir de contribution individuelle dans le livre, renvoie directement à la valorisation du travail collaboratif et trans-générationnel, seule modalité selon laquelle un sujet aussi vaste que les mouvements et formes prises par les théories socialistes en Afrique peut être, sinon maitrisé, au moins largement appréhendé.


  1. À titre d’exemple, on peut citer Histoire globale des socialismes, XIXe-XXIe siècle (dirigé par Jean-Numa Ducange, Razmig Keucheyan et Stéphanie Roza, PUF, 2021), qui ne comporte que de rares notices renvoyant à l’Afrique.
  2. Voir, par exemple, William H. Friedland & Carl G. Rosberg Jr (éd.), African Socialism: A General Survey of African Socialism with Detailed Studies of Ghana, Guinea, Mali, Senegal, and Tanganyika, Stanford University Press, 1964.

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