Brasilia, années de plomb

Ce premier volume de la trilogie de Milton Hatoum intitulée Le lieu le plus sombre nous parle d’un Brésil peu à peu gangréné par la dictature militaire dans la Brasília des années 1960-1970. Entre le journal intime et le roman, La nuit de l’attente dresse un portrait oppressant et intimiste d’une période parmi les plus terribles de l’histoire du Brésil contemporain. C’est aussi un livre sur l’amour d’un adolescent pour sa mère absente. Milton Hatoum mêle habilement la petite histoire, familiale et personnelle, à la grande, qui la rattrape et la redéfinit.


Milton Hatoum, La nuit de l’attente. Trad. du portugais (Brésil) par Michel Riaudel. Actes Sud, 356 p., 22 €


Exilé à Paris, le jeune Martim se souvient de son arrivée à Brasília en 1969, cette ville en construction, étrange et inhospitalière même sur le papier, avec ses rues sans nom, désignées uniquement par des sigles, des lettres et des chiffres, ses superquadras, ses Ailes Nord ou Sud, ses Blocs B ou C, ses quartiers résidentiels peu peuplés, ses quartiers d’affaires. « Brasília est une ville faite pour qui a des ailes, ou qui sait voler. L’espace est si grandiose que les bâtiments (qu’on appelle « blocs ») de l’Axe Monumental, recouverts qu’ils sont d’une poussière rouge, en paraissent diminués ». Abandonné par sa mère chérie, partageant un appartement avec un père meurtri par le divorce, qui le hait en silence, Martim, alors âgé de seize ans, va y découvrir l’amour, l’amitié, l’université, le théâtre. Mais le Brésil traverse l’une des périodes les plus sombres de son histoire récente : la dictature militaire, en place depuis 1964, a pris depuis peu une tournure plus répressive. Ce sont les années de plomb. La police surveille tout le monde, en particulier les étudiants, les emprisonnements arbitraires se multiplient, la censure sévit dans tous les médias, la torture est systématisée.

Au détour de ses déambulations, Martim rencontre une troupe de théâtre amateur, formée par des lycéens, avec qui il se lie aussitôt d’amitié. Ceux-ci fondent bientôt une revue littéraire, Tribo, dans laquelle ils publient des traductions de poètes étrangers, des poèmes, des nouvelles. Ils montent une version de Prométhée enchaîné dans laquelle, pour représenter les aigles qui mangent le foie du héros, ce sont les vautours qui attaquent la ville (critique subtile de la dictature). Mais la censure veille au grain ; la pièce est censurée dès sa première représentation. Le cercle se referme autour de Martim et ses camarades qui, insouciants, n’écoutent pas les avertissements, pourtant nombreux (« Quitte cette ville », répète-t-on plusieurs fois à Martim).

La nuit de l’attente, de Milton Hatoum : Brasilia, années de plomb

Milton Hatoum © Antonio Brasiliano

Le tour de force de Milton Hatoum est d’avoir créé un personnage qui n’a au départ rien d’un révolutionnaire, mais que la dictature rattrape. S’il se fait arrêter par la police, c’est que, rêvant aux jeunes filles qu’il vient de rencontrer, il s’est endormi dans sa barque alors qu’il ramait sur un lac, et que celle-ci a dérivé jusqu’à la résidence du président de la République. Il est témoin d’évènements terrifiants (un couple arrêté et battu par des militaires en plein jour), mais s’enfuit à chaque fois, apeuré. La peur, une peur diffuse, qui dit à peine son nom, est omniprésente à Brasília. Elle est dans toutes les conversations, cachée dans les paroles non dites, dans les regards (car Martim et ses camarades sont tout le temps observés, l’auteur le signale comme en passant, lorsqu’il évoque les scènes de repas dans les bars, les réunions à l’université, comme si un œil inquiet et scrutateur les épiait sans cesse). Martim écrit dans son journal intime cette phrase terrible, qui résume à elle seule l’atmosphère oppressante du roman : « Je n’ai pas peur tous les jours ».

Il y a peu d’espoir, peu de lumière dans ce livre porté par une écriture dépouillée, très bien rendue en français dans la belle traduction de Michel Riaudel. C’est un constat sombre, une plongée chirurgicale dans un univers étouffant. « Je n’ai pas souffert quand ils m’ont arrêté en mars 1968, écrit Martim à sa mère, mais les cauchemars, la violence et tout ce qui arrive dans la vie de beaucoup donnent à Brasília un sentiment de destruction et de mort que ne peuvent dissiper ni les palais, ni la cathédrale, ni les coupoles du Congrès, ni même toutes les courbes de cette architecture ». En miroir de cette brutalité, il y a la présence inquiétante du père de Martim, ingénieur conservateur, qui, par son silence obstiné, son mépris, sa froideur, incarne à lui seul, d’une certaine manière, le visage terrifiant de la dictature.

Si Martim trouve le réconfort dans les bras de Dinah, une jeune fille de son âge, c’est véritablement sa relation avec sa mère absente qui offre à ce roman ses plus belles pages. C’est une relation presque amoureuse, qui alimente la rêverie de Martim sans jamais trouver de conclusion : la rencontre entre l’enfant et la mère n’aura jamais lieu. Une nuit d’attente fébrile dans un hôtel (épisode qui donne son titre au roman) est encore un autre rendez-vous manqué, qui plonge Martim dans un état de rage et de tristesse, comme un amoureux éconduit. « Ce que je désire le plus, écrit-il encore, c’est te voir. Je ne sais presque rien de ta vie, maman. Est-ce que je te manque vraiment ? Le manque, ce n’est pas assez : les mots, les rêves ne me touchent plus. J’ai dit dans plusieurs lettres que je voulais sentir ton corps, entendre ta voix, au moins voir ton regard… Si tu ne peux pas venir ici, retrouvons-nous dans le Minas ou à São Paulo. Combien de fois te l’ai-je suggéré ? Pourquoi esquives-tu ce sujet ? Quelle est la chose, la personne, qui nous empêche de nous revoir ? »

La nuit de l’attente, de Milton Hatoum : Brasilia, années de plomb

Ces deux thèmes entrelacés – l’amour pour la mère absente et la violence sourde de la dictature – structurent ce roman de formation, premier volume d’une trilogie intitulée Le lieu le plus sombre. Comme dans d’autres romans de Milton Hatoum, l’histoire personnelle, individuelle et familiale, est rattrapée par l’Histoire. Toute la force du roman tient dans cet entrelacement subtil, où le désir est sans cesse frustré. Martim ne reverra jamais sa mère ; tous les rêves de ses amis, des rêves de liberté, de vie, trouveront une fin tragique sous les serres de la dictature. Ce premier volume s’achève sur la fuite de Martim, sur sa honte d’être parvenu, seul, à échapper à la descente de police qui a frappé ses amis. Il faudra attendre la publication en français du deuxième volume, intitulé Points de fuite, pour savoir ce qu’il adviendra de lui et de ses camarades.

Comment ne pas penser au Brésil actuel à la lecture de ce roman paru en langue originale en 2017, soit quelques mois avant les élections qui ont mené Bolsonaro au pouvoir ? En rappelant les agissements monstrueux des militaires d’alors, en disant aussi que les inégalités sociales reléguaient une grande partie de la population dans la misère (des personnages de servantes, de mendiantes édentées passent dans le roman comme des ombres), Milton Hatoum fait une critique subtile du Brésil contemporain. Car, si l’on sait que Bolsonaro est un nostalgique de la dictature, peut-être ne dit-on pas assez qu’une partie non négligeable de la société brésilienne considère elle aussi cette période comme un âge d‘or, où l’ordre régnait dans un pays économiquement fort (le soi-disant « miracle brésilien »).

En France, quelques années plus tard, Martim se remémore ses années d’adolescence et de jeunesse passées à Brasília. Sa vie parisienne, faite elle aussi de rendez-vous manqués, d’attentes frustrées, est comme une longue traversée dont on ne connaît pas la durée ni la fin : « Peut-être est-ce cela l’exil : une longue insomnie dans laquelle les fantômes ressurgissent avec la langue maternelle, prennent vie dans le langage, survivent dans les mots… »

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