En 2015, Marseille a inauguré un passage Claude-McKay en l’honneur de l’écrivain jamaïcain, naturalisé américain en 1940, qui dans Banjo (traduit par Ida Trent et Paul Vaillant-Couturier en 1932), décrivit ses quartiers du Vieux-Port et leur monde international. La cité phocéenne ignorait alors que McKay avait écrit entre 1933 et 1934 un second ouvrage se déroulant dans les mêmes lieux avec des personnages du même type, Romance à Marseille. Le manuscrit, refusé par les éditeurs, ne fut en effet jamais publié du vivant de l’auteur. Récemment redécouvert, il a paru en 2020 (en 2021 pour sa traduction française), quatre-vingt sept ans après sa rédaction.
Claude McKay, Romance à Marseille. Trad. de l’anglais par Françoise Bordarier et Geneviève Knibiehler. Héliotropismes, 200 p., 21 €
Claude McKay, Les brebis noires de Dieu. Trad. de l’anglais par Jean-Baptiste Naudy. Nouvelles Éditions Place, 324 p., 22 €
Claude McKay, Retour à Harlem. Trad. de l’anglais par Jean-Baptiste Naudy. Nada, 224 p., 18 €
Romance à Marseille n’est pas le seul roman inédit de McKay à être proposé au lecteur. Il sort en France en même temps qu’un autre, plus tardif et lui aussi refusé par les éditeurs, Les brebis noires de Dieu, qui parle des effets de « la crise italo-abyssinienne » à Harlem en 1935. Et comme en ce moment la fée éditoriale française semble se pencher sur McKay, elle ajoute à son duo de cadeaux inédits une nouvelle traduction de Retour à Harlem (1928), l’œuvre qui, avec Banjo avait rendu l’écrivain célèbre mais qui, à sa parution, en dérangea plus d’un — dont W.E.B. Du Bois, indisposé, confiait-il dans The Crisis, revue de la NAACP (National Association for the Advancement of Coloured People), par des pages qui lui avaient par moments « donné l’envie de prendre un bon bain ».
Mais qui était ce jeune écrivain dont le roman incommodait le distingué sociologue et militant de la cause noire ? Claude McKay (1889-1948) était alors déjà reconnu comme poète aux États-Unis, où il était arrivé de Jamaïque à l’âge de vingt-trois ans ; son recueil Harlem Shadows (1922) avait, en quelque sorte, inauguré le mouvement de la Renaissance de Harlem. Ensuite, avec ses romans Retour à Harlem et Banjo, il acquit une renommée internationale. En France, c’est Louis Guilloux qui traduisit Home to Harlem sous le titre Quartier noir en 1932. Très tôt, Senghor et Césaire lurent et citèrent sa prose comme sa poésie, tandis que l’auteur lui-même, de passage à Paris, disait son plaisir à voir la vitrine d’une librairie de l’avenue de l’Opéra remplie d’exemplaires de son Banjo nouvellement traduit.
McKay n’était cependant pas homme à cultiver la gloire, ni l’art de plaire. Il avait le chic pour le rebrousse-poil : trop jamaïcain pour l’Amérique, trop « primitiviste » et radical aux yeux de la bourgeoisie noire locale, trop agressivement ironique vis-à-vis des milieux littéraires de Harlem, trop critique des mouvements de gauche ou communistes (bien qu’il y participât et qu’il soit resté toute sa vie un admirateur de Lénine), trop opposé aux conceptions de l’intégration de la NAACP comme à celles du retour en Afrique, pas assez hétérosexuel, trop bourlingueur (il vécut en Europe et en Afrique du Nord pendant 12 ans)… et trop imprévisible puisque, pour finir, un an avant sa mort, il se convertit au catholicisme. Cette instabilité, ou peut-être cette liberté de McKay, se retrouve dans son œuvre et constitue une caractéristique de ses personnages romanesques, tant dans Banjo que dans le « nouveau » et séduisant petit roman, Romance à Marseille.
Quant aux Brebis noires de Dieu, il peut servir d’exemple de la distance que l’écrivain prit toujours avec tous et tout. Politique et satirique, le livre a pour principal intérêt de présenter les effets de l’invasion par Mussolini de l’Éthiopie sur la population de Harlem en 1935. En effet, cet événement fut l’occasion pour elle d’exprimer, pour la première fois de manière collective, sa solidarité avec un peuple noir d’Afrique : les Harlemites s’organisèrent en effet pour apporter leur soutien à l’Éthiopie, souvent avec l’aide de différentes organisations politiques. Les brebis noires de Dieu, rédigé en 1940-1941, montre le tournant anticommuniste de McKay, assez classique à l’époque dans certains milieux intellectuels noirs et blancs qui, se méfiant des stratégies de Popular Front aux États-Unis, soupçonnaient le Parti communiste de chercher à exploiter les doléances des Noirs américains et d’instrumentaliser ces derniers.
Romance à Marseille n’est pas, lui, un roman directement politique. Mais à la fois rêveur, pugnace et enlevé, il est animé par un sens très fin des rapports entre classes, nationalités et « couleurs ». L’histoire, inspirée d’un fait divers authentique, est celle de Lafala, Africain habitué du quai à Marseille, qui, après s’être fait dérober ses économies par Aslima, la prostituée marocaine dont il est amoureux, s’est embarqué en clandestin pour les États-Unis. Découvert, Lafala a été enfermé par l’équipage dans un local glacé en soute ; ses pieds ont gelé et il a dû être amputé à son arrivée. Étant parvenu grâce à un avocat à obtenir de la compagnie de navigation, en plus d’une paire de jambes artificielles, une bonne compensation financière, il revient à Marseille, « plein de pognon », désireux de retrouver Aslima. Ils retombent dans les bras l’un de l’autre. Mais il y a les jalousies des uns, la maladresse des autres, la cupidité de Titin le souteneur d’Aslima, les arrestations de routine des autorités policières françaises…
Tout finit mal, mais entre-temps, au fil de 23 très courts chapitres, McKay a déployé le peuple international de la marginalité portuaire marseillaise, vagabond ou sédentaire, sexuellement hétérodoxe, prompt à la bagarre, dur au labeur (ou pas) et toujours prêt à faire la fête. Autour du trio principal Lafala/Aslima/Titin viennent jouer leur rôle et puis s’en vont Diop le Sénégalais, Rock l’Afro-Américain, Babel l’Antillais, Grand-Blond le Scandinave et son « chéri » Petit Frère, la prostituée africaine La Fleur et son amante grecque, le syndicaliste martiniquais Saint-Dominique.
Ces personnages, composés « sans papier de verre ni vernis », suivant les mots de McKay, sont à la recherche d’argent, de bonheur, de plaisirs ou, dans le cas de Saint-Dominique (d’ailleurs sans illusion sur ses chances de réussite), d’une action susceptible de fédérer tous ces damnés de la terre. Mais rien n’est traité sur le mode sentimental ou tragique, aucune morale perceptible ne se fait jour alors même que les thèmes de l’exploitation, du racisme, du colonialisme, de la brutalité sont au cœur de l’histoire. La manière elliptique et anecdotique dont McKay les prend en charge leur donne une importance secondaire par rapport à la vitalité humaine qu’il souhaite mettre au premier plan. Les vies qu’il décrit sont certes violentes, menées de manière inconséquente et souvent en dehors des normes sexuelles de l’époque, mais elles sont toutes tendues vers le désir de jouir de ce qui est offert hic et nunc : manger, danser, passer des heures au troquet, faire l’amour, rêver. Bien plus, McKay offre à ses deux personnages principaux, Lafala et Aslima, ses deux lumpenprolétaires à la « teinte d’ébène », parfois peu sympathiques, fourvoyés ou changeants, une sorte de stoïcisme et de chic admirables à l’égard d’un sort qui pourtant, pour l’essentiel, leur échappe.
La réussite de Romance à Marseille tient à la distance affectueuse de McKay vis-à-vis de ses personnages et à son utopie d’une commune énergie ou identité transnationale des exploités de couleur. Elle tient aussi à son talent à évoquer des expériences particulières aussi simples que, par exemple, le bonheur d’avoir des jambes (surtout « dansantes », comme celles de Lafala), de satisfaire ses désirs, de s’abandonner à une activité érotique insouciante (généralement présentée avec une crudité déroutante mais sans aucune obscénité).
Enfin, il y a Marseille, « largement ouverte, telle un immense éventail éclaboussé de couleurs éclatantes… à la fois attirante et repoussante… et… le quai du Port, fascinant, menaçant, turbulent, contre lequel [vient] se briser, mousse épaisse et bouillonnante, l’écume de la vie, magma de passions et de désirs ». Cette Marseille a bien sûr aujourd’hui disparu, mais, pour l’esquisse qu’une seconde fois après Banjo il en fait ici, l’écrivain mérite, mieux que le petit passage couvert de galerie marchande qui lui a été accordé, un vaste quai populeux ou une grande belle jetée en plein vent.