Un éphéméride fracassant

Journal d’un homme curieux et cultivé, Derniers temps de Jacques-Henri Michot est un livre patchwork qui prend en écharpe la vie de son auteur, l’époque qu’il traverse, le temps qu’il fait comme le temps qu’il est. Mélancolique à souhait.


Jacques-Henri Michot, Derniers temps. Un capharnaüm. Nous, 512 p., 28 €


Il y a assurément auspices plus hostiles et moins hospitaliers : Perec, Beckett, Leiris, pour ne citer qu’eux et parce qu’ils figurent en exergue d’un épais ouvrage qui porte son sous-titre, Un capharnaüm, comme un glorieux étendard. Fatras (de phrases), fracas (de pensées), tracas (d’idées) sont d’autres mots qui pourraient convenir, tous énoncés par un Jacques-Henri Michot à l’orée de ce que l’on appellera un livre de bord, voire au bord : de l’âge, de la vieillesse, ou, pour le dire plus crûment, de la fin. Laquelle se trouve, en plus de cinq cents pages, à la fois disséquée et, petite victoire !, différée…

Car, oui, Derniers temps ressemble à un journal du temps qui passe et s’effrite, qui fuit irrémédiablement et que l’auteur retient, minutieusement, implacablement, vertigineusement. Éphéméride à travers lequel un homme de quatre-vingts et quelques années écrit, ou plutôt s’écrit : à coups de morceaux de fragments ciselés, de brins de notations grappillés, de bouts de citations prélevés, de traits autobiographiques épinglés. Impossible ici de rendre compte d’un tel assemblage, comme il se dit de cépages ; gageons que le lecteur lira, ou boira, jusqu’à la dernière ligne.

Derniers temps. Un capharnaüm, de Jacques-Henri Michot

Rome © Jean-Luc Bertini

Mais qu’entend-on donc dans ce fatras ? Du petit et du grand, du signifiant et de l’insignifiant. Cela va de l’irruption d’un mail racoleur (« Julia Channel vous invite à flirter pour une nuit ou rencontrer le grand amour ») à l’évocation d’un quatuor de Haydn, cela passe par des réflexions sur les noms de rues, des souvenirs de films (mention spéciale pour La salamandre de Tanner), un sublime match de tennis entre Wawrinka et Murray, un inquiétant relevé de température dans le sud de l’Alaska (vendredi 5 juillet 2019, 32°, record historique), sans oublier une digression sur l’initiale B, moult détails d’enfance et quelques scènes originaires. Il y a même un pastichant et émouvant lipogramme qui fait plus que rendre hommage à Perec, l’incluant carrément dans son programme : Jojo, pour les besoins de la cause !

Et qu’observe-t-on alors sous ce fracas ? Sous ces couches de présent qui alternent avec des couches de passé ? Peut-être ce que l’on nomme l’époque, celle qui va avec son homme mais ne lui va pas forcément (« Et il va écrire, tenter d’écrire, sous Macron »), qui prend des allures d’épopée douteuse ou douloureuse, c’est selon : les « migrants » qui croisent la voix de Brecht, Varda qui disparaît l’avant-veille de l’acte XX des Gilets jaunes, la mort de Pinget qui précède de vingt ans celle d’Adama Traoré, « écrasé sous le poids de trois gendarmes ». Ainsi vont les nuages qui rencontrent la neige, le soleil la pluie, le jour la nuit. Il n’est pas jusqu’à la géographie qui mystérieusement ne s’étende, ne s’étire :

« Dimanche 28 Il est 9 h 50 à Marcq-en-Barœul, 5 h 50 à Brasilia.

« Quelque 145 millions d’électeurs sont attendus dimanche dans plus de 8 000 bureaux de vote pour départager Jair Bolsonaro et Fernando Haddad. »

« 10 h 30

Il va réécouter, comme souvent ces dernières semaines, le Quintette à cordes K. 515, en ut majeur, de Mozart… »

Derniers temps. Un capharnaüm, de Jacques-Henri Michot

Et qui voit-on maintenant tout à tracas ? Celui que la mort guette, et qui guette la mort, partout. L’auteur d’un mélancolique livre qui tente de tuer le temps à coup de synchronies intimes (lettres de Sartre au Castor qui se lisent en miroir de celles du père Michot à son épouse), d’anniversaires (écrivains, amis, parfois les deux, disparus à telle ou telle mémorable date), de rappels de faits qui ressemblent à des rappels en montagne, d’un avant qui avance au-devant de l’après et finit par transformer l’instant en une matière proche de l’éternel. Ou l’inverse ? Peu importe :

« Il est 20 h 15.

Ciel bleu, quelques nuages blancs, d’autres violets.

Vent dans les arbres. »

Ce capharnaüm n’est pourtant, heureusement, ni cynique, ni désespéré, un brin désabusé, encore que. C’est que ce gros pavé respire par tous les pores : l’intelligence, la colère, la culture, la pensance, sans pesanteur aucune. Un peu comme si le livre avait plusieurs cerveaux et autant de têtes pour les loger. Moyen peut-être d’oublier, ou de conjurer, les mots un tantinet cruels prononcés par la dernière compagne de Michot : « Tu intellectualises tout ».

À moins qu’il ne s’agisse de ne pas tout à fait finir comme un certain Molloy de Beckett commençait : « comme un vieux con ». Ce qui, pour l’heure, et celle-là pas encore ultime, se révèle chose plutôt bien faite.

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