Individus en déroute

Trois Frédéric Berthet, la petite ville meusienne de Bar-le-Duc, une enveloppe à fermeture japonaise de couleur mauve garnie d’un discret monogramme – PAF – à l’encre noire en haut à gauche, une paire de compagnons, l’un sri-lankais l’autre serbe, croisés au fond d’une prison belge, le millésime 1862 riche en événements variés : tels sont, avec quelques girafes et autres individus en déroute, les indices hétéroclites semés sur son chemin par Pierre Demarty dans Mort aux girafes. Ce texte inclassable, hybride, entraîne son lecteur dans une course à la fois effrénée et sinueuse, s’achevant au terme de cent quatre-vingt-trois pages lues d’un seul trait, au rythme vertigineux d’une phrase unique close en forme de blague par un point d’interrogation.


Pierre Demarty, Mort aux girafes. Le Tripode, 200 p., 17 €


La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? On n’en est pas toujours très sûr, l’auteur de Mort aux girafes, Pierre Demarty, probablement moins que personne. Le malheureux Frédéric Berthet, retrouvé dès les premières pages pendu à la poutre de sa chambre d’hôtel de Bar-le-Duc, a tout l’air d’en douter lui aussi, comme d’autres personnages rencontrés à sa suite qui, sans adopter des partis si extrêmes, entretiennent selon toute évidence des relations difficiles avec la vie.

Mort aux girafes, de Pierre Demarty : individus en déroute

Pierre Demarty (2017) © D.R.

Ainsi de Gilles Capodastre, ancien bibliothécaire à la trajectoire incertaine et aux relations conjugales problématiques, devenu, sous le nom d’Yvon Castropade, un détective privé sans client, aux abois, reclus dans les seize mètres carrés de capharnaüm de son appartement-chambre-bureau. Ainsi encore d’Albert Bouchardin, conducteur d’un camion trente-deux tonnes, dont les rapports avec sa femme se révèlent eux aussi chaotiques et dont l’existence est loin d’être dorée ; chargé jusqu’à la garde de boîtes de rillettes de thon jaune, il finira sa course dans une collision dramatique avec la poussette d’une petite fille, dans une rue du neuvième arrondissement de Paris.

Nourri par ce doute sur la vie, le récit vibre d’un long éclat de rire sur fond noir, oscillant jusqu’à la fin entre une ironie érudite et des jeux de mots faciles jetés par poignées. L’affaire, donc, est entendue, notre passage ici-bas est marqué par l’absurde et le quiproquo, mais cela n’est pas une raison pour se priver d’en rire, emportés dans un tourbillon d’hilarité aussi débridé que virtuose.

Il y a du Dictionnaire des idées reçues et du Bouvard et Pécuchet dans Mort aux girafes, où pullulent les clichés et les ridicules contemporains, où prolifèrent les scories de l’époque. Où des airs de variété se rencontrent au détour d’une page, au détour de rues qui se donnent, sans témoin, sans personne, sur un air bien connu. C’est ainsi notamment que le lecteur voit Castropade-Capodastre, encore bibliothécaire, s’essayer à « l’organisation des goûters-lectures dominicaux hors les murs à l’EHPAD Pierre-Guyotat » ou errer sans but aux abords de la « médiathèque François Busnel de Merlieux ».

Mort aux girafes, de Pierre Demarty : individus en déroute

Le coq-à-l’âne et la digression sont à l’honneur, diffusant un climat d’absurde, comme c’est le cas quand le narrateur se balade le long de l’année 1862 en égrenant les événements qui s’y sont déroulés, parmi les plus disparates – il a alors tout l’air d’épingler la chair du temps à l’aide d’une pique à brochette pour mettre bout à bout des faits historiques a priori si éloignés qu’on s’étonne de leur reconnaître une telle coïncidence chronologique. En somme, on serait tenté de qualifier de « pince-sans-rire » l’humour de Pierre Demarty, si l’on ne craignait de s’attirer les quolibets mordants qu’il adresse en passant aux critiques du célèbre Bertrand Flageolet-Delpastèque…

Hybride, le texte l’est aussi par sa forme puisqu’il emprunte à l’intrigue criminelle, dont les ramifications internationales font apparaître à plusieurs reprises dans le récit d’énigmatiques enveloppes mauves entourées d’un climat de menace, tout comme le nom de Frédéric Berthet que l’on retrouve finalement au centre des complots et des quiproquos. Mort aux girafes est encore, de manière délicate et presque imperceptible, un hommage à l’écrivain Frédéric Berthet (1954-2003), « type formidablement marrant », d’une « drôle de triste bonne humeur », qui, homonyme du pendu des premières pages, est l’auteur de Daimler s’en va (Gallimard, 1988). Le livre de Pierre Demarty constitue un témoignage d’attachement, voire d’affection, à l’égard de Berthet, qui, à l’instar de son personnage, a choisi « dans la vraie vie » de mettre fin à ses jours.

Cet hommage se concrétise par des rappels discrets à ce bref roman d’un désespoir élégant – y compris quand le titre, « Mort aux girafes », semble répondre à l’injonction « Que les girafes meurent » proférée, peu avant qu’il ne plie définitivement bagage, par le personnage de Daimler, détective privé dont les affaires ne marchent pas fort. C’est d’ailleurs avec une girafe que l’on referme le livre de Pierre Demarty, cette girafe « qui sourit bêtement, comme s’il y avait de quoi sourire, comme si la vie méritait d’être vécue, alors que bon, franchement ? », pas vraiment. Si ce n’est, sans doute, pour en rire…

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