L’œuvre de René Daumal (1908-1944) travaille en profondeur, et l’engouement pour son roman, Le Mont Analogue, ne se dément pas. Boris Bergmann, commissaire d’une exposition au Fonds régional d’art contemporain (FRAC) Champagne Ardenne réunissant les œuvres d’artistes inspirés par ce roman d’ascension, dirige une nouvelle édition contextualisée et illustrée de ce texte enthousiasmant. L’occasion de revenir sur la magie opérante d’un roman proprement initiatique, inachevé, écrit pendant la Seconde Guerre mondiale.
René Daumal, Le Mont Analogue. Préface de Patti Smith. Gallimard, 232 p., 35 €
René Daumal, Écrits de la bête noire. Édition établie et commentée par Billy Dranty. Éditions Unes, 32 p., 13 €
La foudre frappe rarement deux fois au même endroit. Les Ardennes ont dérogé à cette règle empirique : René Daumal est né à Boulzicourt en 1908 et a étudié dans le collège de Charleville qu’avait fréquenté, près de soixante ans plus tôt, Arthur Rimbaud.
Daumal connut un destin météorique, comme son comparse et son double Roger Gilbert-Lecomte, rencontré sur les bancs du lycée des Bons-Enfants à Reims en 1923. Avec Roger Vailland et Robert Meyrat, également condisciples, ils fondèrent un patronage, une fraternité qu’ils appelèrent « Le Simplisme ».
Après leur baccalauréat, Daumal, Gilbert-Lecomte et Vailland vinrent à Paris pour créer un mouvement d’avant-garde, Le Grand Jeu, groupe libre de poètes, métaphysiciens, pataphysiciens, essayistes et artistes révoltés, parmi lesquels le peintre tchèque Joseph Sima. Fous de poésie, avides de connaître les lois de l’être et de la conscience, ils se lancèrent dans une expérimentation globale, mêlant stupéfiants, vision paroptique, rencontres astrales, roulette russe, et autres voyages initiatiques conduisant aux révélations. Incarnation d’une jeunesse éternelle, prônant le Casse-dogme, là où les surréalistes et les avant-gardes s’écharpaient autour de prises de position politiques, ils attirèrent sur eux les projecteurs et par contrecoup la colère d’André Breton et de ses partisans. La mêlée politique d’une époque étouffante et le choix de Roger Gilbert-Lecomte de la combustion lente de la drogue firent éclater le groupe au début des années 1930.
René Daumal poursuivit sa quête de connaissance en s’engageant dans plusieurs voies : l’alpinisme, la grammaire sanskrite qu’il apprit seul et la traduction des grands textes spirituels de l’Inde, l’enseignement des groupes autour de Georges Gurdjieff. Il faut citer Alexandre et Jeanne de Salzmann, qui lui ouvrirent les portes de l’enseignement, et Vera Milanova, sa compagne jusqu’à la fin de sa vie. Si Roger Gilbert-Lecomte mourut le 31 décembre 1943 du tétanos, René Daumal mourut de la tuberculose et d’épuisement le 21 mai 1944.
De son vivant, il publia de nombreux textes en revue et seulement deux livres : Le contre-ciel, en 1936, un recueil de poèmes unique, et un roman symbolique, La grande beuverie, dans la collection « Métamorphoses » des éditions Gallimard. Jean Paulhan fut en effet impressionné par l’érudition et l’intelligence de Daumal.
Dans les dernières années de sa vie, affaibli et démuni, il avait commencé, parmi d’autres travaux, l’écriture d’un roman, Le Mont Analogue, qu’il n’achèvera pas et qui sera publié à titre posthume par Gallimard en 1952. La présente édition, contextualisée et illustrée, de ce texte splendide et énigmatique s’inscrit dans une redécouverte de ce récit et de ses environs, à l’occasion de l’exposition Monts Analogues, qui met en lumière l’impact majeur de ce roman auprès d’un nombre très important d’artistes et d’intellectuels depuis les années 1960.
Boris Bergmann, romancier, poète, avait déjà écrit un beau texte, Dites-le avec des peurs, en écho à une nouvelle publication d’un des grands poèmes de Daumal intitulé « La guerre sainte », publié en 1940 dans la revue Fontaine. Patti Smith, passionnée de Daumal et du Mont Analogue, qu’elle a découvert vers l’âge de vingt ans dans une édition anglaise, parraine en quelque sorte cette parution, la préface et la clôt. Cécile Guilbert, écrivaine, nous livre un portrait très érudit de Daumal en hindouiste et initié de la tradition de l’Inde. Selon elle, c’est dans ce travail proprement initiatique que Daumal a pu dépasser les écueils rencontrés dans sa jeunesse, notamment la dualité poésie noire/poésie blanche, pour accéder à une connaissance supérieure. Enfin, Billy Dranty, poète et spécialiste du Grand Jeu et de ses alentours, nous permet de mieux connaître Daumal l’alpiniste, sans lequel Le Mont Analogue n’aurait sans doute pas existé.
Profitons de l’occasion pour mentionner que Dranty vient également de diriger pour les éditions Unes la publication de trois articles de René Daumal parus en 1935 dans la revue La bête noire, articles d’une puissance inégalable, sous le titre Écrits de la bête noire. Et retenons cette citation à propos d’une interpellation du peuple des intellectuels parisiens : « surtout lorsque nous parlons de politique, je vois que les idées nous abandonnent et que les opinions viennent nous séduire », tant ces textes font écho à certains traits de la période que nous traversons.
Billy Dranty permet également au lecteur de découvrir certains textes préparatoires à l’écriture de ce livre. L’appareil iconographique du livre est superbe. Nous y découvrons des photographies de jeunesse, de classe, des Simplistes, des portraits de Daumal et aussi des protagonistes du Grand Jeu, avec un matériel provenant directement de la famille du poète. L’éternelle jeunesse de ces photos nous sidère. Des éclairages de Marie-Jacqueline Daumal, Alejandro Jodorowsky et le plasticien Philippe Parreno complètent ce panorama ainsi que le catalogue des artistes exposés au FRAC Champagne Ardenne. Une œuvre de Parreno, intitulée Le Mont Analogue, est actuellement visible, jour et surtout nuit, en haut de la colonne Médicis de la fondation Pinault. C’est sur une bibliographie en images des ouvrages de Daumal que se termine ce livre.
Le cœur de cette édition est bien entendu Le Mont Analogue lui-même, resté inachevé. Boris Bergmann rappelle d’ailleurs que le manuscrit se terminait sur une virgule et que, si celle-ci avait été remplacée par un point dans les premières éditions, la présente rétablit l’incomplétude et la ponctuation du manuscrit. Il faut du courage pour s’attaquer à cette analogie de l’ascension, maintes fois reprise dans la tradition et la littérature. Ce récit symbolique part du principe que la montagne est le lien entre la Terre et le Ciel. Notre narrateur nous livre donc le récit de ce voyage, qui conduira huit personnes, sur douze candidats identifiés, sur les rives du pays, invisible aux communs des mortels, où se situe le Mont Analogue, en vue de faire son ascension. Tout commence bien sûr par une déduction d’ordre quasiment scientifique, exposée dans un article de la Revue des fossiles, qui conduit à l’hypothèse suivante : « Pour qu’une montagne puisse jouer le rôle de Mont Analogue, […], il faut que son sommet soit accessible aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique et elle doit exister géographiquement. La porte de l’invisible doit être visible ». C’est de la rencontre dans le passage des Patriarches entre le narrateur et l’alpiniste savant Pierre Sogol que naîtra le projet d’une expédition pour trouver le pays caché où se trouve cette montagne magique.
La lecture du récit de cette découverte, de l’organisation de l’expédition, du choix de ses participants et des défections y afférentes, du voyage lui-même avant d’aborder à Port-des-Singes, puis du nécessaire dépouillement de l’expédition pendant les cinq jours de pluie qui empêchent le départ vers le sommet, enfin des débuts de l’ascension, sur les cinq chapitres de ce roman qui nous sont parvenus – d’un livre qui devait en compter sept –, cette lecture est un délice où se mêlent érudition, intelligence, humour pince-sans-rire et profondeur. Daumal nous livre ici la synthèse d’un savoir très ancien et d’une conscience suraigüe des travers d’une humanité en recherche de vérité.
« Parfois un homme se soumet en son cœur, soumet le visible au voyant, et il cherche à revenir à son origine. » Faut-il y voir un écho de la question posée à l’époque du Grand Jeu par Roger Gilbert-Lecomte dans L’horrible révélation… la seule : « Est-il mort le secret perdu dans Atlantis ? » C’est de ce livre hyperbolique et multiple, dont le prestige ne finit pas de grandir, depuis les beatniks des années 1960 aux artistes postmodernes de notre siècle, qu’il nous est permis de faire la découverte avec cette belle édition. On formulera deux regrets : le prix de ce livre, et peut-être l’absence de la postface intégrale de Vera Daumal qui figurait dans l’édition originale et qui donnait des éléments de compréhension utiles.