La mémoire et la menace

« Hors gel » qualifie une eau courante en toute saison. Sous ce titre, Emmanuelle Salasc (qui a signé plusieurs livres sous le nom d’Emmanuelle Pagano) livre un roman mouvant, inquiet, vibrant de ce qui reste toujours vif, instable et potentiellement destructeur : un glacier gros d’une poche d’eau et Clémence, l’héroïne « invivable ». Entre ces deux pôles, Hors gel oscille autour de nos peurs, de la psychose mais aussi du déséquilibre de notre monde, envisagé grâce au décalage de l’anticipation. Le tout compose un livre frémissant, en alerte, inconfortable et, en cela, très précieux.


Emmanuelle Salasc, Hors gel. P.O.L, 416 p., 21 €


Emmanuelle Salasc a déjà publié, entre 2015 et 2018, centrée sur le thème de l’eau, une Trilogie des rives. Pour Hors gel, elle s’est inspirée de la catastrophe réelle de Saint-Gervais-les-Bains, survenue en 1892. Lucie, la narratrice, habite une vallée de montagne ravagée au XIXe siècle par la rupture d’un lac subglaciaire. En 2056, elle vit dans la mémoire de ce cataclysme qui a touché sa famille, d’autant plus que, sous le glacier diminuant mais avançant et s’enfonçant sous l’influence du réchauffement, la poche d’eau menace à nouveau. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur une sirène d’alarme. Ou, plutôt, il commence par Clémence, sœur jumelle de la narratrice, qui « se penche sur moi et me dit qu’elle a peur […] Comme si l’alarme venait d’elle. Comme quand elle venait d’elle ». Les quatre cents pages défont et retissent ces liens : le glacier, Clémence, la peur. La peur de Clémence, aux deux sens de l’expression.

Depuis toute petite, probablement dès sa naissance difficile, Clémence bouillonne d’une colère qu’elle projette sur tous ceux qui l’approchent, et d’abord sur sa famille, au point de la terroriser. Le titre de la deuxième partie est le cruel néologisme « Invivre », emprunté à Fernand Deligny, figure de l’éducation alternative.

Emmanuelle Salasc joue beaucoup des possibilités et des pièges de la langue pour dire la rage de Clémence et l’angoisse des siens. Pour dire aussi la façon montagnarde de nommer l’espace : Lucie habite une « grange foraine » rénovée, une grange-étable isolée à mi-pente, appelée aussi « mayenne ». Un « endroit d’entre », entre vallée et estives, de printemps et d’automne, « comme ces saisons d’attente, comme l’attente elle-même ». L’attente, caractéristique du travail paysan, mais également de la vie avec Clémence, tendue vers sa prochaine crise ou son retour de fugue. Par des italiques, l’autrice étudie aussi le langage tout fait de l’évolution sociale, les slogans du tourisme, les lieux communs du bien-être et de l’harmonie avec la nature. Elle use de la répétition pour faire sentir l’éternel retour des tensions, et de listes qui donnent la mesure des interdictions et des contraintes, celles que subit Clémence à l’hôpital psychiatrique, ou celles qui corsètent une société sanctuarisant la nature. La litanie d’injonctions contradictoires lancées aux parents touche également juste : « Une bonne fessée, des câlins, une ou deux paires de claques, un cadre aimant, de la fermeté, madame, un coup de pied aux fesses si j’étais vous, vous avez pensé aux internats militaires, soyez plus à l’écoute, laissez-la tranquille »… En outre, les listes font le bilan de ce qui disparaît et de ce qui vient à la place, dans une mélancolie civilisationnelle de l’inutile, d’une bimbeloterie de normes déjà essoufflées avant d’être instituées.

Hors gel, d'Emmanuelle Salasc : la mémoire et la menace

Massif des Écrins © Jean-Luc Bertini

Hors gel est un roman. Plutôt que de plaquer sur elle des termes spécialisés, Emmanuelle Salasc montre les maux de Clémence, elle fait de l’enfant puis de l’adolescente une flamme, un soleil qui brûle et irradie, se consume elle-même et ronge ses proches, comme une pile nucléaire. Par elle, Hors gel déborde d’une énergie dispersée à tout-va. Pour « s’éclater », l’adolescente multiplie les comportements à risque, ce que Lucie interprète comme « voler en éclats ». L’angoisse de Clémence engendre de la violence, qui alimente la peur des siens et provoque leur retrait, ce qui augmente l’angoisse de Clémence. Ce cycle, le lecteur l’éprouve intimement grâce à une écriture de la variation dans la répétition, et grâce à une structure tressant entre elles les différentes périodes. Hors gel est parfois d’une lecture éprouvante, mais parce que l’écrivaine parvient à nous faire ressentir la peur de ses personnages, au point qu’on n’oubliera pas Clémence, cœur blessé du livre, centrifugeuse qui attire autant qu’elle repousse.

Parallèlement, Hors gel fait la sociologie d’un futur possible, dans trente ans. Le dérèglement climatique a porté les écologistes au pouvoir. Pour décrire une société de décroissance, préservant une nature rendue à la sauvagerie, Emmanuelle Salasc multiplie les idées intéressantes. Chasse et religion sont interdites. L’essence étant rationnée, ânes et mules s’utilisent au quotidien. Les cimetières ont disparu au profit de « forêts du souvenir » où les défunts retournent à l’humus, une fois leurs corps purgés de ce qui pollue – amalgames dentaires, prothèses, silicone des seins… Cette défense de la nature se réalise cependant grâce à un contrôle très fort. On est écolo pour ne pas avoir d’amendes. Randonner nécessite une autorisation impliquant un traçage GPS. Drones et gendarmes armés de jumelles veillent.

Lucie jette sur cette société du futur un regard souvent ironique : « on a besoin de tout un attirail pour mourir bio » ; elle se demande si « les malades et les toxicos, gavés de chimie et de saloperies, sont compostés à part ». Ours et loups dissuadent les migrants de traverser la montagne.

Très présente, la nature est toujours articulée à l’occupation humaine. Même le glacier est arpenté par les galeries creusées pour évacuer l’eau et, quand Lucie et Clémence grimpent, c’est pour s’arrêter dans un refuge. De magnifiques pages évoquent le son des cloches d’un troupeau, leur rapport à son allure, sa vitesse, son état ; ou la relation du père aux animaux qu’il élève. Il verse des larmes quand un veau tète in utero la main qu’il y a plongée pour l’aider à sortir. Veau qu’il vendra pourtant bientôt.

Emmanuelle Salasc représente très finement le désarroi paysan devant une société qui n’accepte « plus la manière paysanne d’habiter l’espace et le temps ». Les parents de Lucie et Clémence, et même leurs ancêtres, agriculteurs de montagne, se retrouvent sans cesse en porte-à-faux : « on avait vendu trop tôt. Dans ma famille, on ne savait pas attendre » ; « Nos parents avaient une génération de retard ». Entre deux, comme Lucie dans sa grange à mi-pente.

Les contraintes très fortes pour lutter contre la dégradation du climat ne permettent pas de maîtriser la nature. Le glacier menace toujours. Comme Clémence. Certaines choses nous échappent. La dernière partie, alors qu’elle a la cinquantaine, donne un aperçu de son point de vue. Sa famille, l’école, la police, la justice, ont tenté de contrôler ses débordements. En retour, elle a essayé de contrôler ses parents, sa sœur. La société de 2056 surveille la nature et les humains qui l’habitent. Tous échouent. Sensible, violent par moments, questionnant notre rapport aux débordements et notre capacité à les maîtriser, porté par une langue à la mesure de son sujet, Hors gel est un grand roman de la peur et du contrôle, humain et politique.


EaN a rendu compte des volumes II et III de la Trilogie des rives.

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